Le bonheur en option

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En 20 ans, rien n'a changé. La clameur, fébrile, qui monte depuis le fond du parc dont les arbres en fleurs en cette veille de printemps chatouillent les désirs, vagues, mais électrisants : d'ailleurs, d'adieux aux ténèbres de l'hiver, de renaissance. Les regards tournés vers la scène. Impatients et voraces devant la jeunesse et ses promesses qui va les narguer par cette réminiscence de la leur, enfuie. Et moi. Cette idée me tétanise : je suis restée la petite Anna, l'orpheline malingre et incomprise. C'est ainsi qu'est venu ce bégaiement : mon corps a décidé de manifester l'incompréhension dont mon esprit est victime. Indéchiffrable pour de bon. Ces mots réfractaires, je les aime pourtant. Mon travail consiste à être « responsable de la gestion systémique de l'ordonnancement des livres de la bibliothèque municipale ». Ce titre pompeux signifie que je range les livres. En silence. Je mets de l'ordre dans le désordre. Je suis celle qu'on bouscule pour prendre le livre là-bas, celui tout en haut. Et celle qui dit pardon d'être bousculée. Si seulement je pouvais faire de même avec ma vie brinquebalante, mes mots indociles et mes idées assaillantes : les remettre dans l'ordre.

L'évènement a toujours lieu dans les premiers jours de mars. Quand l'hiver connaît ses derniers sursauts. Quand les prémisses du printemps ravivent l'avidité poignante du bonheur. Depuis 20 ans, la ville organise la finale des rencontres lycéennes nationales de handball. La remise de trophées se déroule dans le parc de la Perrine qui surplombe la ville de Laval. Là où je suis née. Où j'ai étudié. Où je travaille. Où je suis morte déjà : d'ennui, de chagrin, de désillusions. On se ressemble, elle et moi. Pas seulement à cause de nos noms palindromes. Mais aussi parce qu'on ne sait jamais où nous situer. Ou alors si : par rapport aux autres. Elle entre Angers, Rennes et Le Mans. Moi, le faire-valoir, entre deux âges. Sa rivière serpente, en apparence comme moi, elle aussi : sereine, sage, immuable, sans aspérités. Mais à tout instant une violence insoupçonnée peut la faire sortir de son lit. Et tout dévaster sur son passage.

Chaque année, Stéphanie, ma « copine » de seconde, m'appelle pour que je l'accompagne. Voix stridente, démarche chaloupée, maquillage stroboscopique, ponctuant chacune de ses phrases par « genre ». Je pense copine entre guillemets parce que je ne suis pas dupe. Je suis celle qu'elle côtoie une fois par an pour se rassurer, pour voir ce qu'elle serait devenue si elle avait mal tourné, ou pas tourné du tout : clouée sur place. Chaque année, je me dis que je n'irai pas. Que cela remuera le couteau dans la plaie. Puis je renonce à renoncer. Depuis l'entrée du parc où elle m'attend, d'un coup d'œil, rassérénée, elle constate que je n'ai pas changé. Elle me le dit comme un compliment, mais je sais que c'est une insulte. Elle sourit. Je souris. On joue bien la comédie de l'amitié. Mais on sait, elle et moi.

C'était l'année de la seconde. Huit filles dans la classe. Sept titulaires. Une remplaçante. Évidemment, c'était moi, la remplaçante. Celle qu'on ne choisissait jamais quand on constituait les équipes. Stéphanie s'était tordu la cheville un mois avant la compétition. Alors la remplaçante a remplacé. Mais elle s'est miraculeusement remise d'aplomb. Arrivée triomphale le jour J. Elle ne s'était pas entrainée, mais tout le monde a convenu que ce serait toujours mieux que moi, et pour moi. J'avais tant rêvé de cette journée pourtant. Enfin, je ferais partie d'une équipe ! J'ai dû assister au match depuis les vestiaires. Depuis, je n'ai jamais cessé d'être en coulisses, spectatrice de la vie. Le handball était le sport dans lequel ma mère excellait. Par-delà la mort, je me disais qu'elle serait fière de moi. Après une succession de malheurs, on devrait avoir une sorte de passeport pour le bonheur, non ? Ma mère me répétait ça : « le bonheur est toujours une option ». La mienne a dû expirer dès la naissance.

Stéphanie se croit toujours la star du lycée. Grâce à elle, le match a été gagné. Depuis on l'appelle « la battante ». Moi, la « fille fragile ». C'est elle qui avait initié ce surnom, en toute bienveillance bien sûr. À notre arrivée, tout le monde vient la saluer. C'est son jour de gloire. Le reste du temps, elle est secrétaire d'un cabinet médical. Pas n'importe où : au Mans. Elle s'est rapprochée de Paris, vous voyez. Là est sa deuxième victoire. Sa troisième est son mariage avec Jeff, l'ancien tombeur du lycée qu'elle exhibe, certes un peu moins fièrement chaque année. Avec sa petite moustache, il a l'air d'un Clark Gable défraîchi qui se rabougrit au fil des ans. Je la vois lui donner un coup de coude pour qu'il se tienne droit. Il travaille au guichet de la gare où il regarde les trains passer. Toute sa vie, il ne fera que ça : regarder les trains passer.

Cette année, ils ont employé l'actrice Adeline Landel pour présenter la remise de prix. L'assistance est en pâmoison. Tatouages exubérants, blondeur platine, caractère extraverti, elle dénote parmi cette assemblée grégaire. Elle a dû être payée une fortune pour déployer tant d'énergie à sembler heureuse d'être là. Elle aligne les blagues sur la province avec le ton faussement courroucé de celle qui n'en pense pas un mot. Du premier rang, je me demande ce que ça ferait si quelqu'un bondissait sur scène pour bousculer le cours ordonné des choses. Mais la vie n'est pas un feel good movie avec le bonheur en option.

C'est alors que je l'aperçois. Il n'est jamais revenu depuis ce jour où je lui avais dit qu'il pourrait admirer sa fille jouer. Tout s'embrouille soudain. Les toilettes, vite. Me réfugier, ailleurs. J'y cours. Là, Adeline Landel me bouscule, accompagnée de son assistante. J'essaie de protester. Les mots ne sortent pas. Je me vois dans le miroir tacheté, jeune encore, songé-je. Et ce « encore » me broie l'âme.
— Quelle assemblée de moutons, et cette godiche au premier rang, avec ses grosses lunettes. La provinciale type ! assène Adeline.
Puis je la vois ramasser un papier dont je réalise qu'il est tombé de ma poche.
— C'est vous qui avez écrit ça ? me demande-t-elle, goguenarde, en découvrant la provinciale type tapie dans l'ombre.
Je n'ai pas le temps d'hésiter. Plus le temps. Je saisis l'option : le micro posé sur le lavabo. Je lui arrache le papier des mains. Je pose mes lunettes : masque inutile. Je sors, cours vers la scène, la gravis. Je regarde la ville en contrebas. Je puise ma force dans l'impétuosité sous-jacente de la rivière. C'est maintenant ou jamais. Alors, la fille fragile empoigne la rage d'être qu'elle a confiée au papier, la slame, dribble avec les phrases, jongle avec ces mots cadenassés toutes ces années qui l'emportent dans leur course effrénée, qui combattent le silence, volent vers les cœurs endormis, slaloment entre les préjugés, se faufilent pour clamer avec force sa fragilité. Le dernier mot rebondit. Claque. Et tombe. Implacable. Victorieux. En plein but.

Je relève la tête.

Était-ce sublime ou ridicule ? La frontière est ténue, non ? Toujours est-il qu'Adeline m'adresse un sourire en forme de rictus et que, soudain, les applaudissements fusent.

La coupe va être remise à l'équipe gagnante. Mais c'est moi qui ai remporté le plus précieux des trophées. La fierté dans les yeux embués de mon père. L'envie de ceux qui sont en coulisses de la vie, et le resteront. Le combat gagné. Contre la fatalité. Contre les mots insoumis. Stéphanie baisse ses yeux peinturlurés. Elle n'a pas besoin de dire à Jeff de se redresser. Il l'a fait de lui-même. Il me regarde, pour la première fois, avec concupiscence même. Les miens sont grands ouverts. Sur l'avenir. Plus loin que Le Mans. J'ai le cœur battant, combattant même, enfin. C'est le premier battement de cœur du reste de ma vie. Oui, le bonheur est toujours une option. La fille fragile vient de la saisir. Et de réaliser qu'il n'est jamais trop tard pour gagner le match le plus important de sa vie. Contre les blessures d'adolescence. Et contre soi-même.
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