L'année du loup

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Nouveau monde, nouvelles règles pour les Hommes. L'auteur nous présente un univers noir et cohérent, sans oublier de développer une intrigue

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J'ai découvert le plaisir d'écrire il y a quelques années par les ateliers et les tables d'écriture. Ce qui me plaît, c'est de pouvoir créer des personnages atypiques, de les voir prendre vie ... [+]

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L'homme est un loup pour l'homme. L'adage est en mutation. Comme le reste. La lumière naturelle a disparu de la plupart des zones habitées, à l'exception de quelques villages de haute montagne, là où le smog n'est pas encore parvenu. Si rien ne change, ce ne sera qu'une question de temps. La Terre suffoque dans son manteau toxique. La végétation agonise sous l'ombre permanente. Les priorités en ont été modifiées. Boire, manger, être en sécurité.

Le monde a changé. Les migrations économiques n'étaient que de pâles précurseurs aux flux qui allaient suivre. Les vagues de migrations climatiques ont apporté leur lot de misère et de maladie. L'eau a remplacé le pétrole. Le pétrole ne se boit pas. Le pétrole n'irrigue pas les terres devenues stériles. Il a fallu être acculé au bord du gouffre pour prendre la mesure de la situation.

Plus de lumière. L'enveloppe brumeuse est dense et lourde, elle déploie son ombre gigantesque sur les terres et les mers. Des jours et des nuits grises se succèdent. Encore et encore. Les hommes changent aussi. Peu à peu, la mutation fait son œuvre. La surpopulation et les privations ont eu raison de toute règle et de toute loi. Seul compte son estomac. Plein de préférence. L'ombre rend fou, elle prend possession des hommes, laissant derrière elle un vague souvenir de ce qu'ils avaient été. Stephen marche à travers la forêt, il évite les routes devenues de véritables no man's land. Les emprunter, c'est être certain de tomber dans un guet-apens, tout y passe alors, l'eau évidemment mais aussi tout objet qui pourrait être troqué contre de l'eau. Stephen escalade un flanc rocailleux, la mousse rampante rend l'ascension périlleuse. Un pied devant l'autre. Il ne voit pas à plus de cinq mètres. Derrière lui, Savio et Cesena peinent à suivre le rythme. Son fils de huit ans ne parle plus. Cesena est l'aînée. Dix ans et déjà un renoncement à l'innocence. Il n'y a plus de place pour les rêves. Boire, manger, être en sécurité.

Stephen passe une corde autour de la taille des enfants. Un réflexe de guide de montagne. Le périple a commencé douze jours auparavant. Juste après la dernière contestation. Stephen était descendu dans les rues avec sa femme pour crier leur colère. Exiger de l'eau surtout. Rien. Rien n'était venu sinon les balles réelles tirées dans la foule. Stephen avait entendu le souffle strident du projectile, la peur criée par les manifestants, le bruit mat de corps au moment de s'écrouler sur le sol. Un corps en particulier. Sa femme. Sa belle italienne gisait à terre. Savio était debout près d'elle. Il avait voulu venir. Ensuite, il s'était tu. Stephen ne pouvait plus rester en ville, les enfants n'y étaient plus en sécurité, malgré le couvre-feu et le renforcement militaire. Le soir même, il quittait la ville pour rejoindre l'ancien refuge de montagne. Là, ils seraient à l'abri, un puits leur permettrait de boire jusqu'à plus soif. Stephen emmena toutes les réserves d'eau qu'il pouvait porter. Ensuite, il fallait espérer que les sources auxquelles il allait boire enfant n'étaient pas taries.

— Papa ? On arrive bientôt ? demande Cesena d'une voix étouffée par son masque de protection.

Stephen s'arrête, baisse son masque pour respirer à l'air libre. La forêt absorbe une partie des particules fines, l'air est déjà moins épais et moins âcre que dans les vallées. Il extrait d'un étui fixé à sa ceinture une paire de jumelles et les passe à sa fille :

— En-haut, à onze heures.

Cesena s'exécute :

— Il n'y a que des arbres comme ici.
— Oui, le refuge est bien caché. C'est votre arrière-grand-père qui l'avait construit. On doit continuer et y arriver avant la nuit.

Stephen tend une gourde d'eau vers Savio. Le garçon tourne la tête, sans dire un mot. Cesena saisit la gourde et la tend à son frère. Il l'accepte et boit une gorgée d'eau purifiée. Stephen tente de le prendre dans ses bras mais Savio se cache derrière sa sœur. Il n'insiste pas.

— En route, dit-il simplement.

Le trio reprend l'ascension des pentes raides et glissantes. Les cailloux ne sont pas stables, les chevilles se tordent plusieurs fois, Savio manque de tomber mais la corde remplit sa mission et lui évite une chute de plusieurs mètres en arrière. Finalement, après des heures à crapahuter en-dehors des chemins connus, Stephen reconnaît le lieu de son enfance, quand son père l'emmenait avec son frère pendant la période de la chasse. La cabane est attenante à un tronc d'arbre imposant, la mousse et le lierre la dissimule en partie. On y entre par une porte sur le côté. Savio avance mais Stephen l'arrête d'une poigne ferme. Savio sursaute et reste planté sur place. Son instinct du père lui dit de se méfier. Quelque chose ne va pas. Le refuge n'abrite plus personne depuis des années, il devrait être en plus mauvais état. Malgré l'ombre pesante, Stephen constate que le bois a été traité récemment, les volets d'une des deux fenêtres sont entrouverts. Quelqu'un est à l'intérieur. Stephen le sent, il fait signe aux enfants de reculer, Cesena prend son frère par le bras et le tire à l'écart, derrière un des nombreux arbres qui barrent l'entrée. Stephen sort son cran d'arrêt, ses muscles sont tendus. Dans l'air suspendu, des craquements de plancher provenant de l'intérieur du refuge confirment le pressentiment de Stephen. Il fait signe à Cesena de contourner l'habitation pour aller vérifier le puits. Au moment de se déplacer, la porte s'ouvre à la volée. Un homme armé d'un fusil de chasse se tient à l'entrée. Stephen met quelques secondes pour reconnaître son frère sous la barbe hirsute. Stephen reste sans voix. Son frère et lui ne se sont plus vus depuis des années, chacun ayant suivi son chemin. Stephen finit par rompre le silence :

— Frédéric ? C'est moi, Stephen, je suis là avec les enfants, Cesena et Savio, on vient chercher un abri et surtout à boire, tu sais, en ville, c'est devenu la folie et...

Stephen n'a pas le temps d'en dire plus. En prononçant le mot « eau », le regard de son frère s'est allumé. Ses yeux fous s'écarquillent, Frédéric sort de la maison, le fusil point devant lui, en trois pas, il court vers le puits. L'adrénaline se déverse dans les veines de Stephen. Ses enfants. Être en sécurité. Assurer leur sécurité. Même contre son propre frère. Stephen fonce tête baissée, il percute son frère au niveau des hanches. Sous l'effet de surprise, Frédéric tombe au sol la tête la première. Il tente de reprendre son fusil qui est tombé aux pieds de Savio. Cesena crie. Stephen n'a pas lâché son couteau. Dans un geste précis, il vise l'artère aorte. Un feulement rauque s'échappe de sa gorge avant que le silence ne retombe. Stephen est accroupi au-dessus du corps de son frère, il halète. Il n'a pas honte. C'était une affaire de territoire, il a juste protégé ses petits. L'homme est un loup. Point final. La mutation a eu lieu. Savio s'approche de lui, lui prend la main et lui dit d'une voix à peine audible :

— Merci papa.

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