La traque

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"Ecrivez court et vous serez lu, écrivez clairement et vous serez compris, écrivez imagé et vous resterez dans les mémoires." Joseph Pulitzer

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Les premières neiges de l'automne saupoudraient déjà le sommet du mont Pelat, là-haut à trois mille mètres d'altitude. À l'affut derrière un bosquet de mélèzes, Jean observait les deux camionnettes, une bleue et une verte, qui redescendaient sur la route sinueuse vers Allos. Encore un constat de gendarmerie, encore une expertise des agents assermentés, encore du sang sur l'alpage, encore des bêtes égorgées. Ce macabre scénario était devenu coutumier. Jusqu'à quand allait-il encore se répéter ? « Attaque de gros canidé », les euphémismes des rapports officiels le mettaient en rogne, les subventions allaient encore éponger les dégâts, mais c'en était trop ! La litanie des mots le saoulait : « Convention de Berne, tirs sélectifs, quotas, bobo écolos »... Qu'est-ce qu'on en avait à foutre ?!

Il rangea ses jumelles dans leur étui, ramassa son sac à dos, vérifia que la longue housse de toile verte y était bien arrimée, réajusta ses guêtres. Pour lui, sa décision était prise. Au loin vers l'est, la cime de la Bonette se parait déjà des lueurs du couchant ; dans deux heures il ferait nuit, dans deux heures il serait à la cabane du lac, dans deux heures la traque commencerait.

Depuis son enfance, Jean courait les montagnes avec son oncle, un berger éleveur de brebis. Vallons, crêtes, forêts et sommets du Mercantour n'avaient plus aucun secret pour lui. Il savait lire le paysage d'une combe escarpée pour la traverser, il avait appris à pister le petit gibier, soigner les brebis, porter un agneau sur ses épaules jusqu'à l'alpage. Plus tard, l'oncle l'avait initié à la chasse au chamois. À peine adulte, Jean savait tirer une bête à plus de cent mètres.
C'est dans ce monde minéral, d'une beauté brute et sauvage, qu'il se plaisait et évoluait aujourd'hui avec une aisance que lui envierait n'importe quel guide de haute montagne. Sa connaissance parfaite de la montagne en toute saison, sa force physique, son enthousiasme débordant lui prodiguaient une vigueur et une force d'âme inégalables.
Solide, audacieux, il avait développé des facultés intuitives propres au milieu qu'il fréquentait. Dans la force de l'âge, Jean fonctionnait aujourd'hui plus à l'instinct qu'à la spéculation.

Une bise froide dévalait des cimes dans la nuit sans lune, des myriades d'étoiles tendaient le ciel d'un drapé scintillant. Assis sur le banc devant la porte de la cabane, Jean attendait, tous les sens en éveil. Le frémissement du vent dans les mélèzes, le couinement d'un loir, le clapotis de l'eau sur les berges du lac, il saisissait clairement tous les signaux de la vie ; et plus haut encore, sur les pentes de la Bonette, une pierre qui ricoche dans l'abîme, un tourbillon de vent sur les arêtes. Totalement en symbiose avec la nature, Jean sentit enfin le signal particulier de la bête, un jeune mâle solitaire qu'il pistait depuis plusieurs jours.

L'aube était encore loin, et c'est à la lueur du ciel étoilé qu'il se mit en chemin vers le haut du vallon. Libéré de son barda, il arma sa carabine et se faufila silencieusement parmi les buissons de vernes qui couvraient les pentes abruptes. Attentif au moindre bruit, évitant de froisser les feuillages, il progressait délicatement, sans un souffle, aussi discret qu'un grand fauve à l'affut. Un lièvre variable déjà moucheté de poils blancs coupa son chemin sans même l'apercevoir ; plus loin, une chouette chevêche en chasse le frôla de ses ailes. Tout ce monde de la nuit s'affairait sur des traces invisibles, mais bien réelles. Sur le qui-vive, comme toutes les créatures qu'il devinait sans les voir, Jean progressait à pas de loup, en parfaite union avec le monde de la nuit. Dans ces moments propices, il parvenait à intérioriser totalement le milieu dans lequel il progressait, corps et âmes confondus dans un unique dessein : la traque.

C'est en rampant qu'il parvint sur la crête, il roula sur lui-même pour se caler contre un rocher et se positionner sous le vent qui soufflait en sa faveur. Le loup était proche, de l'autre côté, il le savait sans l'avoir vu. 
À cet instant précis, allongé, détendu, il se concentra sur sa proie toujours invisible, mais bien présente à son esprit. Dans une sorte de méditation, il s'adressait à la bête par la pensée, lui rendant un honneur qu'il lui dédiait du fond du cœur, mais la condamnant irrémédiablement. Très lentement, silencieusement, il se glissa sur l'herbe drue jusqu'au fil de la crête. Épaulant délicatement son arme, l'œil collé à la lunette infrarouge, le doigt sur la détente, il balaya lentement la pente opposée. Le temps s'arrêta, le jeune loup mâle était dans sa ligne de mire, seul, fouinant dans un terrier de marmotte. Sans appréhension, mais avec une certaine émotion, Jean contemplait la bête à la lumière infrarouge de son arme. C'est au moment précis où son doigt allait appuyer sur la gâchette que le loup tourna la tête dans sa direction et fixa Jean, immobile. 
La bête aussi avait senti la présence de l'homme et, bizarrement, elle n'avait pas fui, préférant vaquer à sa chasse nocturne.
Longues minutes d'observation, la nuit était immense, la voûte céleste pâlissait déjà vers la frontière italienne. Le temps se figea, il n'y eut plus alors ni homme ni bête dans ce dialogue silencieux, seulement deux êtres vivants en parfaite harmonie avec la nature environnante. Doté des mêmes réflexes, aussi rusé l'un que l'autre, s'il avait appuyé sur la détente, nul ne sait qui aurait été le plus rapide.
Jean posa alors sa carabine, une risée de vent venait de rompre le silence, l'obscurité reprit ses droits, l'homme et la bête se firent face sans plus se voir. Un jappement retentit dans la nuit, Jean s'allongea sur le dos et contempla le ciel étoilé qui s'étiolait dans la rosée de l'aube.

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