La tête d'un autre

Recommandé

Les mots font danser ma vie

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Nouvelles :
  • Imaginaire
Collections thématiques :
  • Au boulot !
  • Humour - Tout public
 Écouter l'histoire

Hier matin, je me suis réveillée avec la tête d'un autre. Ce n'était pas douloureux mais vraiment surprenant. Je me suis postée devant la glace, et j'ai observé ce nouveau visage. J'avais la tronche d'un mec, d'un mec un peu mauvais, le genre que t'emmerdes pas. J'ai tout de suite mis ma main entre mes jambes... Quel bordel ! Je me suis déshabillé, et j'ai constaté l'envergure de ma nouvelle pilosité. J'ai sorti un son de ma bouche ; ma voix aussi avait changé. Là j'ai cru que j'allais flancher, mais vu que j'étais désormais un bonhomme, j'ai tenu bon.

Je me suis demandé ce qui allait vraiment changer dans ma vie, hormis le fait qu'on m'appellerait « monsieur ». Et puis, j'ai éprouvé une violente montée de testostérone, je me suis senti puissant, invincible, j'avais des couilles !
Je ne battrai plus jamais des cils pour obtenir quelque chose ; je ne pourrai plus rire bêtement quand je ne comprendrai pas ce que l'on me dira ; je ne porterai plus de robes ; je ne pourrai plus jouer les petites femmes fragiles quand j'aurai froid ou quand je serai triste et on ne me tiendra plus la main pour traverser la route. Non, parce que tant qu'à être un homme, je serai un putain d'homme, un stéréotype à moi tout seul. Je serai fort et fier, je parlerai avec mon poing quand il le faudra, et je protégerai la veuve et l'orphelin. Je porterai des trucs lourds – même quand y'aura pas besoin –, juste pour ne pas oublier que désormais je suis un mec. Et je filerai des mains aux fesses dès que je le pourrai.
Pour finir, j'ai enfilé le jean de mon mec, son tee-shirt, et j'ai remis en place mon bazar, tout en me disant que c'était vraiment étrange... Puis je suis sorti, sûr de moi, persuadé que c'était tellement plus simple, la vie au masculin. J'ai quand même un peu transpiré en pensant à la tête de mon copain quand j'allais rentrer le soir, mais je me suis rassuré en me disant que peut-être, lui aussi, ce matin, il s'était réveillé avec la tronche d'une autre – je n'avais pas pensé à regarder si ma paire de talons était toujours dans l'entrée quand je suis parti...
Bref, un problème après l'autre. Fallait que je me trouve un prénom, maintenant, un truc viril... Pablo, voilà c'est fait. Bonjour, moi c'est Pablo... Vite, une glace : je suis beau mec au moins ? Et mon « truc », il est bien ? Je me suis félicité – je raisonnais déjà comme un mâle.

Je suis arrivé au boulot, un peu angoissé : j'avais peur qu'on le prenne mal, je n'avais prévenu personne ; je priais pour qu'aucun de mes collègues ne soit cardiaque. J'ai joué la carte de la normalité, et personne ne m'a fait de remarque désobligeante ; tout le monde a souri poliment. Sauf le stagiaire : il a dit que je roulais des fesses à la compta. Mais je ne me suis pas laissé faire : je suis allé lui mettre mon poing dans la gueule. Je lui ai dit que c'était ma première fois, il m'a répondu que j'avais un beau crochet, et on est allés fêter ça au bar juste en face.
J'étais en phase avec le comptoir et Marcel le barman, on était d'accord pour dire que Bordeaux, c'était la meilleure équipe de foot. Je n'ai jamais eu à me remaquiller ou à me recoiffer, par contre j'ai laissé une jolie fille passer devant moi aux toilettes et je me suis surpris à lui mater les fesses.
Et puis d'un coup, j'ai vu l'heure, et je me suis dit que mon mec allait me faire une sacrée scène. Je me suis aussitôt ressaisi : désormais je pouvais rentrer plus tard, je n'avais plus à préparer le dîner, et une faim violente m'a envahi.

J'ai passé la porte et, le cœur serré mais pas trop – parce que je n'étais plus une fille –, j'ai prié pour qu'il ait changé, lui aussi... Je me suis mordu les lèvres... et je l'ai vu. Il m'a regardé avec ses grands yeux jaunes et, d'un pas gracieux, il s'est avancé vers moi et s'est mis à se frotter contre mes jambes ; j'ai entendu ronronner et puis des miaulements. J'ai appelé : « Max ? » Il a miaulé d'une voix si rauque... Y'avait plus de doute, c'était bien lui.


© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé