Le soleil est à peine levé. Il l’entrevoit par la petite fenêtre couverte de toiles d’araignées. L’une d’elles tisse son fil, agile et preste de bon matin. Il se roule dans la paille ... [+]
La résidente
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« J'habitais ma maison, mais ici je réside ! » disait ma mère avec humour.
Et c'est bien vrai. Elle « habitait » vraiment cette grande demeure où les couloirs et les escaliers semblaient de vrais labyrinthes aux visiteurs. Mais elle s'y retrouvait les yeux fermés. Tant de souvenirs heureux ou malheureux l'accompagnaient dans les trop vastes pièces. On y trouvait aussi un bouquet de lilas, un dessin d'enfant, des photos en noir et blanc, des coussins dépareillés, un livre à la page écornée. C'était chez elle, c'était sa maison.
Maintenant elle sourit rarement et l'humour a disparu.
Le jeudi après-midi et quelquefois le dimanche, je vais la voir.
Mais avant je suis passée au « bureau ». La surveillante, si elle est disponible, me lit le rapport de la semaine : bien ou peu mangé, pas dormi, mieux dormi, calme ou énervée. Je traverse la salle de vie où la télé hurle. C'est là où se trouvent la plupart des résidents. On ne dit pas les vieux, les oubliés, le troisième âge, les retraités, non ce sont les résidents. On leur parle comme à des enfants et s'ils ne répondent pas on pense qu'ils n'ont rien à dire.
Certains sont avachis sur leur fauteuil, d'autres appuyés contre la table. La tisane est renversée, le gâteau émietté sur les genoux. Certains répondent à mon bonjour, d'autres évitent mon regard comme s'ils avaient honte. Le presque centenaire m'invite comme à chaque fois à valser avec lui à la prochaine fête, certains me demandent comme tous les jeudis de qui je suis la fille. Je vais dire bonjour à Jeanette que l'on tient éloignée, car ses cris énervent et dérangent les autres. Elle appelle à grands cris ses chèvres disparues. « Petite, Margot venez venez ! » Je m'approche près d'elle, car elle n'y voit presque plus et lui dis que ses chèvres sont là et qu'elles sont très belles. Elle serre ma main et me sourit. Une aide-soignante aide au goûter. Je ne la connais pas, une nouvelle sans doute, elles ne restent pas longtemps. Deux jeunes stagiaires préparent les activités manuelles : de la lavande qu'on égraine pour en remplir de jolis sachets fleuris qu'ils offriront à leurs petits enfants s'ils en ont ou création de fleurs en papier qui jauniront doucement accrochées à la poignée de la fenêtre.
Une résidente réclame les toilettes avec insistance. Il n'y a personne de libre pour l'accompagner. Mais vous avez une couche, madame X.
Je fuis.
Je passe devant le réfectoire où le couvert est déjà mis. Ici le repas est servi à 18 heures 30 et à 20 heures tous les résidents sont au lit devant la télé allumée. Ça leur tient compagnie. Le personnel n'a pas le temps de faire la causette. Il faut tout mettre en place avant l'arrivée de l'équipe de nuit.
Les couloirs sont tristes et vides. Sa petite chambre est juste au bout. Sur la porte on lit son nom en lettres colorées.
Comment est-elle aujourd'hui ? Quelquefois elle m'appelle madame. Ou bien elle reste les yeux fermés, paupières serrées, le visage dur et ne me parle pas. Alors je lui prends la main et j'évoque des souvenirs :
Tu te souviens le jour où j'ai renversé un pot de peinture sur mes chaussures neuves ?
Et le jour où tu es venue me chercher à la pension parce que je pleurais jour et nuit ?
Et quand tu m'attendais au train de minuit quarante-cinq alors que tu reprenais ton travail à 6 heures ?
Et où est passée cette belle robe que tu portais aux fêtes ? Tu étais si belle. Tout le monde te regardait.
Peu à peu sa main se détend dans la mienne.
Un jour, je l'ai trouvée vêtue d'une jupe à l'ourlet défait, un pull informe à même la peau et des chaussettes de sport roulées sur des pantoufles. Elle, si coquette, si fière de toujours porter de jolis vêtements assortis avec goût !
Et oui, mais les machines à laver sont en panne et personne pour réparer, puis la stagiaire est nouvelle et a mélangé tous les vêtements. De plus on a une absence qui n'est pas remplacée. On fait vraiment tout ce qu'on peut !
Je toque à la porte et j'entre. Elle me sourit, se tourne vers la fenêtre et montre de son bras décharné les tulipes et le ciel bleu de Provence.
— Je voudrais sortir au jardin.
Aujourd'hui est un bon jour.
Et c'est bien vrai. Elle « habitait » vraiment cette grande demeure où les couloirs et les escaliers semblaient de vrais labyrinthes aux visiteurs. Mais elle s'y retrouvait les yeux fermés. Tant de souvenirs heureux ou malheureux l'accompagnaient dans les trop vastes pièces. On y trouvait aussi un bouquet de lilas, un dessin d'enfant, des photos en noir et blanc, des coussins dépareillés, un livre à la page écornée. C'était chez elle, c'était sa maison.
Maintenant elle sourit rarement et l'humour a disparu.
Le jeudi après-midi et quelquefois le dimanche, je vais la voir.
Mais avant je suis passée au « bureau ». La surveillante, si elle est disponible, me lit le rapport de la semaine : bien ou peu mangé, pas dormi, mieux dormi, calme ou énervée. Je traverse la salle de vie où la télé hurle. C'est là où se trouvent la plupart des résidents. On ne dit pas les vieux, les oubliés, le troisième âge, les retraités, non ce sont les résidents. On leur parle comme à des enfants et s'ils ne répondent pas on pense qu'ils n'ont rien à dire.
Certains sont avachis sur leur fauteuil, d'autres appuyés contre la table. La tisane est renversée, le gâteau émietté sur les genoux. Certains répondent à mon bonjour, d'autres évitent mon regard comme s'ils avaient honte. Le presque centenaire m'invite comme à chaque fois à valser avec lui à la prochaine fête, certains me demandent comme tous les jeudis de qui je suis la fille. Je vais dire bonjour à Jeanette que l'on tient éloignée, car ses cris énervent et dérangent les autres. Elle appelle à grands cris ses chèvres disparues. « Petite, Margot venez venez ! » Je m'approche près d'elle, car elle n'y voit presque plus et lui dis que ses chèvres sont là et qu'elles sont très belles. Elle serre ma main et me sourit. Une aide-soignante aide au goûter. Je ne la connais pas, une nouvelle sans doute, elles ne restent pas longtemps. Deux jeunes stagiaires préparent les activités manuelles : de la lavande qu'on égraine pour en remplir de jolis sachets fleuris qu'ils offriront à leurs petits enfants s'ils en ont ou création de fleurs en papier qui jauniront doucement accrochées à la poignée de la fenêtre.
Une résidente réclame les toilettes avec insistance. Il n'y a personne de libre pour l'accompagner. Mais vous avez une couche, madame X.
Je fuis.
Je passe devant le réfectoire où le couvert est déjà mis. Ici le repas est servi à 18 heures 30 et à 20 heures tous les résidents sont au lit devant la télé allumée. Ça leur tient compagnie. Le personnel n'a pas le temps de faire la causette. Il faut tout mettre en place avant l'arrivée de l'équipe de nuit.
Les couloirs sont tristes et vides. Sa petite chambre est juste au bout. Sur la porte on lit son nom en lettres colorées.
Comment est-elle aujourd'hui ? Quelquefois elle m'appelle madame. Ou bien elle reste les yeux fermés, paupières serrées, le visage dur et ne me parle pas. Alors je lui prends la main et j'évoque des souvenirs :
Tu te souviens le jour où j'ai renversé un pot de peinture sur mes chaussures neuves ?
Et le jour où tu es venue me chercher à la pension parce que je pleurais jour et nuit ?
Et quand tu m'attendais au train de minuit quarante-cinq alors que tu reprenais ton travail à 6 heures ?
Et où est passée cette belle robe que tu portais aux fêtes ? Tu étais si belle. Tout le monde te regardait.
Peu à peu sa main se détend dans la mienne.
Un jour, je l'ai trouvée vêtue d'une jupe à l'ourlet défait, un pull informe à même la peau et des chaussettes de sport roulées sur des pantoufles. Elle, si coquette, si fière de toujours porter de jolis vêtements assortis avec goût !
Et oui, mais les machines à laver sont en panne et personne pour réparer, puis la stagiaire est nouvelle et a mélangé tous les vêtements. De plus on a une absence qui n'est pas remplacée. On fait vraiment tout ce qu'on peut !
Je toque à la porte et j'entre. Elle me sourit, se tourne vers la fenêtre et montre de son bras décharné les tulipes et le ciel bleu de Provence.
— Je voudrais sortir au jardin.
Aujourd'hui est un bon jour.
Un soir dans un couloir j'ai croisé une soignante.
Les larmes débordant des yeux et ruisselant sur les joues.
“Tous les jours je lui fait sa toilette. Tous les jours il me bat!”
Demain elle reviendra!
Merci de faire en sorte, par ce récit, qu'ils ou elles ne soient pas seuls (es).
Comment supporter la présence d’un parent - celle ou celui qui venait jadis chercher son enfant au train de plus de minuit et qui pourtant devait reprendre son travail à six heures - dans ce genre d’établissement ? Personnellement, je n’aurais pu.
J’ajouterai que la majorité des soignants fait un travail formidable et même plus. Tout est à revoir, tout est à réinventer !
Et il y a urgence
Merci de m’avoir lue.
Un texte qui raconte avec justesse et lucidité ce que sont les derniers jours d'une vie en voie d'achèvement.