La Remise

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La remise au fond du jardin, c’est un élément parfait pour faire peur ; ici, c’est un vrai succès, le texte est terrifiant. Grâce à un style

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Autrice amateur et correctrice professionnelle. Parent de chats. En règle générale, je suis incapable d'écrire des textes courts. Parfois, cependant, des miracles se produisent...

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Les enfants ordinaires ont peur de la porte de leur placard ou de leur chambre. Moi, c'était celle de la vieille remise au fond du jardin qui m'effrayait.

Nous n'entrions jamais dans la remise. De toute façon, sa poignée comportait un lourd cadenas que personne n'avait jamais pris la peine de sectionner. Construite par un ancien propriétaire à la main verte, elle se tenait là, plus décrépie d'année en année. Mes parents n'ayant ni le temps ni l'envie d'entretenir un potager ou un parterre de fleurs, ils se contentaient d'emprunter la tondeuse des voisins une fois par mois pour entretenir la pelouse. 
Mais la remise restait à sa place. Pourquoi s'en soucier ? Elle ne faisait de mal à personne, là, tout au fond de la propriété, frêle et solitaire.

Nous n'allions presque jamais au fond du jardin. Les soirs d'été, lorsque mes parents invitaient de la famille ou des amis, les autres enfants insistaient souvent pour jouer au ballon, loin de la table des adultes. Mon regard s'égarait alors sur cette remise à la porte en bois vermoulu. Il me semblait entendre du bruit, des murmures, des craquements, des grattements. Comme si quelque chose essayait de sortir.
Un soir, je laissai échapper le ballon qui roula jusqu'à l'entrée de la cabane. Les autres gamins prirent mes protestations pour une excuse de fainéant. « Tu l'as raté, tu vas le chercher ! » Sentence irrévocable. Je voyais le petit ballon, tout contre la porte. Et derrière la porte, de plus en plus proche...
Je posai les deux mains sur le ballon. Il ne se passa rien, mis à part la sueur qui coulait sur mon front et mon estomac sens dessus dessous.

Un bruit de frottement, comme une masse lourde qui se déplace en traînant sur de la terre battue. De petits carreaux sales et opaques ornaient le haut de la porte, au-dessus de moi. Je relevai la tête. 
Ce n'était pas un animal.
Ce n'était pas un homme.
Ce n'était rien entre les deux non plus.
Le temps d'un battement de cœur seulement je croisai ses orbites béantes, entrevit la forme de sa tête rabougrie, pareille à de la terre sèche, craquelée, ou à du vieux parchemin. Puis la Chose disparut. Elle savait que je l'avais vue. Elle savait que je savais.

Je m'enfuis en courant. Bien sûr, je mouillai mon pantalon, sous les rires moqueurs de mes camarades. Mais c'était bien le cadet de mes soucis. 
J'hurlai à mes parents de faire quelque chose, de tuer cette abomination, de s'enfuir, loin, quelque part où elle ne pourrait pas nous retrouver.
— Du calme, mon chéri. Ce n'est que ton imagination. Ou peut-être... des chauves-souris ? C'est possible, non ? Ça doit être ça. Tu as dû déranger les animaux qui vivent là-dedans.
Ce n'était pas un animal. Ils ne voulurent rien savoir.
Ce soir-là, de la fenêtre de ma chambre, debout dans l'obscurité, je fixais le point du jardin où, je le savais, se dressaient la remise et la porte qui retenait la Chose prisonnière. Je l'imaginais en train de s'évader, ses longs ongles jaunes se faufilant entre le battant de bois et le mur pour sectionner le cadenas. La Chose ouvrirait alors la porte et elle viendrait pour moi.
Elle savait où me trouver.
Elle savait que je savais.

Le lendemain au petit-déjeuner, mon père m'annonça, tout guilleret :
— Allez ! Ce matin, on coupe ce cadenas ! J'ai une cisaille dans le garage, ça devrait faire l'affaire. Tu verras, vraiment, ça doit être une famille de chauve-souris. Quoique, je me demande par où elles peuvent bien entrer...
— Ou des rats ? suggéra ma mère.
— Ce serait plus gênant, commenta-t-il avec légèreté.
J'ai fait ce que font la plupart des gosses terrorisés : je n'ai rien dit. Je n'ai rien trouvé à dire. Je les avais déjà prévenus pour le monstre. S'ils ne voulaient pas y croire, je savais d'expérience que je n'ébranlerais jamais le scepticisme de mes parents.
— Tu viens avec moi, bonhomme ? Comme ça, tu pourras voir qu'il n'y a rien à craindre !

Des années durant je me suis repassé cette conversation. Une simple matinée d'été. Il faisait jour. Dans les histoires, rien de mauvais n'arrive jamais le jour. Les mauvaises choses attendaient la nuit. Dans les histoires.
J'aurais dû protester davantage. (Ils ne m'auraient pas écouté.)
J'aurais dû expliquer de nouveau, encore et encore. (Ils ne m'auraient pas cru.)
J'aurais dû dire que je m'étais trompé. (Ils n'auraient pas fait marche arrière.)
J'aurais dû dire que j'avais tout inventé. (Ils n'auraient pas reculé.)

Mon père m'entraîna donc dans le jardin. Il faisait un soleil éclatant. Les monstres ne peuvent pas sortir en plein jour, surtout par une si jolie journée.
Dans les histoires.
Celles qu'on raconte pour se rassurer.
Celles qui nous donnent l'illusion d'être en sécurité.
Néanmoins, je refusais d'approcher de la remise et restais à quelques mètres, de biais par rapport à l'entrée, pour ne pas me retrouver en face de la porte. De la Chose. Je refusais de regarder de l'autre côté des carreaux encrassés par le temps. Mon père, sa cisaille à la main, me le reprocha, moitié exaspéré, moitié amusé.
— Quelle chochotte ! Allez, j'y vais.
— Non...
Ma protestation étranglée le fit rire. J'entends encore ce rire dans mes cauchemars. Je le vois sectionner la barre du cadenas. Je vois le cadenas qui tombe dans l'herbe, sans bruit. La porte s'ouvre avec difficulté, en grinçant.

Je ne bouge pas. Il fait nuit à l'intérieur de la remise (comme dans les histoires de monstres). Mon père s'y engouffre et disparaît de ma vue. Mon regard se fixe sur les vieux râteaux à l'arrière, contre le mur.
Une respiration. Mon père qui retient son souffle. Puis, faiblement :
— Tu avais raison.
Puis, plus rien.
Lentement, des bruits de pas.
Quelque chose est sorti de la remise.
Cette chose avait le visage de mon père.
— Je plaisante, marmonna la Chose d'une voix éteinte qui n'était pas la voix de mon père. Sûrement des rats. Allez, fiston... Rentrons.

Je n'ai rien pu dire à ma mère. Elle l'a deviné. 
Je ne sais pas ce que la Chose avait en tête. Elle ne faisait pas vraiment illusion. La Chose s'est assise à notre table pour dîner, à la place de mon père, dans le corps de mon père. La Chose a commencé à manger le repas préparé par ma mère, avec raideur, en silence.
Et ma mère, avec raideur, en silence, a retourné mon regard terrifié. Avec raideur, en silence, elle s'est éclipsée dans la cuisine. En silence, mais suffisamment fort pour être certaine de tuer, elle a planté le couteau à viandes dans la nuque de la Chose, qui avait été la nuque de mon père. La Chose n'émit pas un son.
— Si on te demande, déclara-t-elle, tu diras qu'il nous battait. D'accord ?

Un autre cadenas fut trouvé pour bloquer la porte de la remise, en silence, sans que nous n'osions regarder à l'intérieur. Le vieux bois émettait des craquements dérangeants. Ou peut-être était-ce le bruit des griffes frottant contre les murs.

Elle n'a jamais déménagé. La remise est restée là. La porte et le cadenas aussi.
J'ai répété mon mensonge tellement de fois qu'il m'arrive de me demander où s'arrête la fable et où commence l'horreur. Une personne sensée dirait que j'ai refoulé des souvenirs, que j'ai inventé cette histoire de Chose pour garder l'image d'un père aimant.
J'ai trente ans aujourd'hui. C'est l'âge qu'avait mon père.
J'ai une cisaille dans la main.
La Chose est partie. La Chose est morte, enterrée sous une pierre tombale avec mon nom de famille gravé dessus. Pourtant, j'ai peur. Tout à coup, j'ai huit ans à nouveau.
Cette fois, je trouve quelque part le courage de lever le bras. Le cadenas tombe dans l'herbe sans un bruit. Je pousse enfin la porte, cette porte grinçante abîmée par les ans.
Il fait nuit dans la remise. Il y a des râteaux poussiéreux, de vieux gants rongés par les insectes.
Il y a une créature rachitique qui me fixe de ses orbites vides. Un corps pareil à de la terre séchée. De longs ongles jaunes comme je les avais imaginés. Pourtant, je n'ai plus peur.

Je me suis toujours senti coupable de ce qui est arrivé à mon père. Je suis venu réparer ça, prendre sa place et lui donner la mienne. Je souris à la créature.

— Salut, papa.

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