Les premières neiges de l'automne saupoudraient déjà le sommet du mont Pelat, là-haut à trois mille mètres d'altitude. À l'affut derrière un bosquet de mélèzes, Jean observait les deux ... [+]
La mule
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Finaliste
Jury
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Quand Emilie attela la mule ce lundi matin très tôt pour aller au marché, elle ne se doutait pas que cette journée allait devenir mémorable.
En ce début du vingtième siècle, aller au marché du chef-lieu, dans ce pays de hauts plateaux, de vallées encaissées et de montagnes aux versants escarpés, n'était pas chose aisée. C'était une mule docile, une moricaude à la robe sombre avec de grandes oreilles d'ânes toujours en éveil, une belle bête robuste, bien adaptée aux travaux de montagne. Elle tractait facilement les traineaux chargés de ballots de foin sur les sentiers escarpés des alpages, tirait vaillamment le soc de la charrue pour planter les patates, mais le lundi, c'était une lourde charrette qu'elle devait emmener sur les trente kilomètres de pistes poussiéreuses et défoncées qui menaient au grand marché de la Mure.
Aidée de ses sœurs, Emilie chargea la charrette d'un lot de potirons, de sacs de pommes de terre et d'un tonneau de chèvre salée, denrées qu'elle comptait bien troquer ou vendre pour ramener des étoffes, du sel, du sucre ou du café au domicile familial. Le printemps piaffait sous les sommets encore enneigés, les hommes, colporteurs partis sur les routes pour l'hiver, n'étaient pas encore rentrés au village, et les femmes devaient s'accommoder de toutes les tâches du foyer. Emilie partit donc à l'aube, accompagnée de sa sœur cadette. L'équipage s'engagea dans la descente au rythme soutenu du petit trot de la mule, la carriole en bois aux roues cerclées de fer cahotait sur la piste, les deux jeunes femmes bien calées sur les sacs de pommes de terre se cramponnaient tant bien que mal aux ridelles. Le soleil levant illuminait les cimes, un froid mordant et givré tapissait le fond de vallée. Traversant les villages, elles embarquèrent au passage quelques cousins et prétendants. Un pêle-mêle humain, emmitouflé et badin, envahit la carriole, c'était jour de marché, jour de fête et de relâche.
La vallée prenait fin au confluent de deux rivières, au village d'Entraigues. Le paysage changeait subitement : quittant l'austérité de la haute montagne, il s'ouvrait plus largement sur de hautes collines boisées. On s'engageait alors sur la grand-route venant de Bourg d'Oisans, qui filait sur une plaine alluviale presque plate. L'équipage fit une pause au relais de poste, sur la place du village, un brasero réconfortait femmes et hommes buvant force vins chauds ou cafés brulants. La route était encore longue, on n'était qu'à mi-chemin. Sept heures sonnait au clocher de pierre, la place bruissait de rires et de conversations, des altercations fusaient, charrettes et calèches déboulaient dans le virage à grand fracas de roulements, de sabots ferrés et de hennissements.
Après s'être désaltérée à la fontaine, la mule abandonna le petit trot pour un pas plus diligent. L'équipage reprit son train sur la grand-route de la plaine, Emilie laissa la mule aller à son rythme. Le soleil gagnait les adrets et arriva sur les coteaux du Valbonnais en même temps que plusieurs équipages, dont une certaine calèche à capote de riches propriétaires de la vallée affluente du Perrier, lieu de passages et d'hostelleries beaucoup plus nanti que le pauvre pays de montagnes d'où venaient Emilie et ses congénères.
L'histoire retiendra le fait suivant, il dénote une fois de plus de la cupidité humaine : la calèche, tirée par un fier roussin et conduite par un quidam tout aussi fier, doubla de sa superbe la carriole des paysans montagnards dans les claquements de fouet et le fracas des roues sur la chaussée empierrée. On entendit sur le vacarme quelques quolibets fuser ça et là, nos paysans montagnards ne relevèrent pas, jouèrent l'indifférence. La mule continua son bonhomme de chemin, donna quelques coups de collier, à peine irritée par cet alezan de pacotille.
On n'était plus très loin du but, mais la route s'engageait alors dans une gorge profonde qui menait ensuite par plusieurs lacets en pente raide au bourg et au fameux marché du lundi qui drainait toutes les populations des vallées et des plateaux environnants.
Parvenu au bas de la dernière côte, l'effervescence était à son comble. Des convois arrivaient nombreux du Beaumont, par la route de Gap. La mule se glissa habilement dans la cohorte et entama vaillamment l'ascension de la pente finale. Coutumière des fortes déclivités, elle tirait d'un pas vigoureux son équipage, doubla plusieurs charrois lourdement chargés. Emilie la laissa faire l'encourageant parfois d'une parole bienveillante, à peine si elle avait besoin de la guider. Au plus raide de la côte, elle descendit quand même pour marcher à ses côtés et lui parler à l'oreille. Bientôt, ils arrivèrent près du sommet, et quelle ne fut pas leur surprise d'apercevoir la calèche à capote se traîner lamentablement dans la côte finale. Toute moricaude qu'elle soit, la mule est un animal intelligent. Encouragée par ses passagers, elle se mit au petit trot sans rechigner et doubla la calèche prétentieuse dans la dernière ligne droite, entrant dans la ville sous les yeux médusés de la foule qui se pressait au marché.
Qu'une journée aussi mémorable nous soit parvenue aujourd'hui, un siècle plus tard, c'est qu'elle fut racontée par l'intéressée elle-même à sa voisine, qui me la rapporta. Emilie rêvait de devenir institutrice, mais étant l'ainée d'une nombreuse fratrie, elle dut rentrer dans la vallée aider les siens et se dévoua toute sa vie à sa famille humblement et sans compter. Elle nous a quittés à l'orée du nouveau siècle, emportant avec elle toute la sagesse et la philosophie d'une femme de la montagne.
En ce début du vingtième siècle, aller au marché du chef-lieu, dans ce pays de hauts plateaux, de vallées encaissées et de montagnes aux versants escarpés, n'était pas chose aisée. C'était une mule docile, une moricaude à la robe sombre avec de grandes oreilles d'ânes toujours en éveil, une belle bête robuste, bien adaptée aux travaux de montagne. Elle tractait facilement les traineaux chargés de ballots de foin sur les sentiers escarpés des alpages, tirait vaillamment le soc de la charrue pour planter les patates, mais le lundi, c'était une lourde charrette qu'elle devait emmener sur les trente kilomètres de pistes poussiéreuses et défoncées qui menaient au grand marché de la Mure.
Aidée de ses sœurs, Emilie chargea la charrette d'un lot de potirons, de sacs de pommes de terre et d'un tonneau de chèvre salée, denrées qu'elle comptait bien troquer ou vendre pour ramener des étoffes, du sel, du sucre ou du café au domicile familial. Le printemps piaffait sous les sommets encore enneigés, les hommes, colporteurs partis sur les routes pour l'hiver, n'étaient pas encore rentrés au village, et les femmes devaient s'accommoder de toutes les tâches du foyer. Emilie partit donc à l'aube, accompagnée de sa sœur cadette. L'équipage s'engagea dans la descente au rythme soutenu du petit trot de la mule, la carriole en bois aux roues cerclées de fer cahotait sur la piste, les deux jeunes femmes bien calées sur les sacs de pommes de terre se cramponnaient tant bien que mal aux ridelles. Le soleil levant illuminait les cimes, un froid mordant et givré tapissait le fond de vallée. Traversant les villages, elles embarquèrent au passage quelques cousins et prétendants. Un pêle-mêle humain, emmitouflé et badin, envahit la carriole, c'était jour de marché, jour de fête et de relâche.
La vallée prenait fin au confluent de deux rivières, au village d'Entraigues. Le paysage changeait subitement : quittant l'austérité de la haute montagne, il s'ouvrait plus largement sur de hautes collines boisées. On s'engageait alors sur la grand-route venant de Bourg d'Oisans, qui filait sur une plaine alluviale presque plate. L'équipage fit une pause au relais de poste, sur la place du village, un brasero réconfortait femmes et hommes buvant force vins chauds ou cafés brulants. La route était encore longue, on n'était qu'à mi-chemin. Sept heures sonnait au clocher de pierre, la place bruissait de rires et de conversations, des altercations fusaient, charrettes et calèches déboulaient dans le virage à grand fracas de roulements, de sabots ferrés et de hennissements.
Après s'être désaltérée à la fontaine, la mule abandonna le petit trot pour un pas plus diligent. L'équipage reprit son train sur la grand-route de la plaine, Emilie laissa la mule aller à son rythme. Le soleil gagnait les adrets et arriva sur les coteaux du Valbonnais en même temps que plusieurs équipages, dont une certaine calèche à capote de riches propriétaires de la vallée affluente du Perrier, lieu de passages et d'hostelleries beaucoup plus nanti que le pauvre pays de montagnes d'où venaient Emilie et ses congénères.
L'histoire retiendra le fait suivant, il dénote une fois de plus de la cupidité humaine : la calèche, tirée par un fier roussin et conduite par un quidam tout aussi fier, doubla de sa superbe la carriole des paysans montagnards dans les claquements de fouet et le fracas des roues sur la chaussée empierrée. On entendit sur le vacarme quelques quolibets fuser ça et là, nos paysans montagnards ne relevèrent pas, jouèrent l'indifférence. La mule continua son bonhomme de chemin, donna quelques coups de collier, à peine irritée par cet alezan de pacotille.
On n'était plus très loin du but, mais la route s'engageait alors dans une gorge profonde qui menait ensuite par plusieurs lacets en pente raide au bourg et au fameux marché du lundi qui drainait toutes les populations des vallées et des plateaux environnants.
Parvenu au bas de la dernière côte, l'effervescence était à son comble. Des convois arrivaient nombreux du Beaumont, par la route de Gap. La mule se glissa habilement dans la cohorte et entama vaillamment l'ascension de la pente finale. Coutumière des fortes déclivités, elle tirait d'un pas vigoureux son équipage, doubla plusieurs charrois lourdement chargés. Emilie la laissa faire l'encourageant parfois d'une parole bienveillante, à peine si elle avait besoin de la guider. Au plus raide de la côte, elle descendit quand même pour marcher à ses côtés et lui parler à l'oreille. Bientôt, ils arrivèrent près du sommet, et quelle ne fut pas leur surprise d'apercevoir la calèche à capote se traîner lamentablement dans la côte finale. Toute moricaude qu'elle soit, la mule est un animal intelligent. Encouragée par ses passagers, elle se mit au petit trot sans rechigner et doubla la calèche prétentieuse dans la dernière ligne droite, entrant dans la ville sous les yeux médusés de la foule qui se pressait au marché.
Qu'une journée aussi mémorable nous soit parvenue aujourd'hui, un siècle plus tard, c'est qu'elle fut racontée par l'intéressée elle-même à sa voisine, qui me la rapporta. Emilie rêvait de devenir institutrice, mais étant l'ainée d'une nombreuse fratrie, elle dut rentrer dans la vallée aider les siens et se dévoua toute sa vie à sa famille humblement et sans compter. Elle nous a quittés à l'orée du nouveau siècle, emportant avec elle toute la sagesse et la philosophie d'une femme de la montagne.
FERRAT l'a chanté , vous, vous l'écrivez avec réalisme, conviction et... amour des lieux , et des personnes !
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