Tu tournes dans l'appartement. Tu t'affaires à tout couper : le gaz, l'électricité, l'eau, et mon cœur en deux, pour en emporter le beau morceau, le bien saignant. Je finis de scotcher tes ... [+]
Je ne sais pas.
Je ne me rappelle plus. Ce n'est pas clair.
Je n'ai pas d'enfant, j'en suis à peu près certain.
Alors pourquoi ces deux petites filles ? Je ne sais pas.
L'odeur d'essence et de feu chimique. L'os qui transperce la chair. La douleur qui rode. Je sens son haleine, j'entends le claquement de ses mâchoires à la lisière, sa gueule de flammes dans la nuit. Le chasseur et sa proie. Quelqu'un hurle, mais ce n'est pas moi. Deux petites filles, des jumelles parfaites qui m'observent à travers la vitre. C'est peut-être moi ? Son visage je le reconnais. C'est une infirmière. Je suis dans une chambre d'hôpital. La douleur.
Et puis la morphine.
Elles ont besoin de moi. Je suis seul à pouvoir le faire. Personne alentour. Leur mère a une jambe brisée. Je l'éloigne de quelques mètres de la voiture. Elle ne pèse rien dans mes bras. Ce n'est peut-être pas très malin, mais il y a une sale odeur d'essence. Elle me supplie dans des spasmes de douleur : « Mes enfants, mes petites filles ! » Lucie me parle. Elle me demande de répéter, elle n'a pas compris. De mon œil valide je vois la lumière derrière la vitre, des arbres qui se balancent dans le vent, et son visage parfait qui se découpe. C'est douloureusement magnifique. Lucie je me souviens. Nous marchons quelque part au bord de la mer. Le vent aussi et le balancement des vagues. Ses longues jambes déployées. Son rire et immensité. Elles me regardent à travers la vitre. Deux regards identiques, curieux, attentifs, sans défiance, deux yeux noirs qui luisent dans la lueur du tableau de bord. J'ai les bras bandés, mains comprises. Je crois que j'ai envie de pisser. Il me semble. Je les ai serrées dans mes bras. Deux petites filles. Il y a eu l'explosion. Le choc et ce sifflement suraigu, les flammes. J'ai trop chaud. J'entends Lucie qui appelle l'infirmière. Je crois que je me suis pissé dessus.
Morphine.
J'ai mon couteau à la main. Mon fidèle n°10 dont j'ai tant de mal à me séparer. Une marotte ridicule, lourdingue, voire un rien macho aux dires de certaine. Aux dires de Beth. Beth et Charles sont passés me voir. Je me rappelle de Beth tenant ma main bandée contre sa joue et m'appelant son héros, et Charles y allant d'une de ses blagues qu'il est le seul à trouver drôle et que je n'ai de toute façon pas comprise. Myriam et Annie, les infirmières. Je commence à les connaître. Elles me tendent un miroir. Myriam me dit : « Ne vous effrayez pas. Vous allez très vite retrouver une peau de bébé et tous vos cheveux ! » Le visage rouge sang, bariolé de crème jaune, bouffi et pas un poil, l'œil droit caché par un pansement, tel un bandeau de pirate en négatif, pas un cheveu. D'accord, je les crois, ce doit-être moi. Je vais bientôt retrouver figure humaine. Je les crois.
Héroïsme ? Courage ? Et les autres, ceux qui n'ont pas le courage, qui se détournent, se dérobent, est-ce qu'ils sont méprisables, à jamais méprisables, est-ce que c'est écrit sur notre front : Courageux, Lâches, Indifférents ? Et ceux qui échouent, ceux qui n'y arrivent pas. Et si je n'avais pas réussi. Si j'étais arrivé quelques minutes plus tard. Si elles étaient mortes calcinées dans la carcasse de la voiture. Je ne dois pas y penser. Je ne dois pas regarder dans cette direction. Je dois me détourner. Le souffle de l'explosion nous a projetés assez loin des flammes, ce qui nous a évité le pire. Est-ce que j'aurai le temps ? Je n'ai pas hésité, j'espère que je n'ai pas hésité. Je ne trouve pas le levier pour rabattre le siège. J'ai maudit l'absence de portes arrières. Les craquements du métal qui se dilate. Je ne vois plus rien, la batterie vient de lâcher. Je sens la panique déborder, me submerger. Je perds de précieuses secondes. Est-ce que j'aurais le temps. Elles sont sanglées à leur siège. Je ne vois pas les fermoirs, engloutis sous des tas de machins. Je sors mon couteau : « Tout va bien les filles ». Je ne sais pas si j'aurai le temps ? Nous nous regardons tous les trois. Je leur souris. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Est-ce que j'ai eu le temps ? Je sens cette boule d'angoisse dans ma gorge qui m'étouffe. J'éclate en sanglots. Je sens le feu qui me lacère. L'odeur d'essence et de plastique brûlé. Je ne peux plus respirer. je ne peux plus respirer.
Morphine.
Elle s'appelle Dolorès. Elle est assise dans un fauteuil roulant, la jambe droite en extension, un bras en écharpe, mais elle va bien. Elle est passée déjà plusieurs fois, je dormais. Il semble que ce soit mon activité principale depuis quelque temps. Elle me remercie. Je vois des larmes sur ses joues. Elle a de magnifiques yeux noirs. J'ai sauvé la vie à ses deux filles. Lily et Lola. Ses jumelles. Elle dit qu'elle ne pourra jamais oublier que j'ai risqué ma vie pour elles. Elles sont à peu près dans le même état que moi, mais il leur tarde de me rencontrer. Je pense, avais-je le choix, mais je ne peux pas le lui dire. Elle ne comprendrait pas. Peut-être le prendrait-elle mal, comme une insulte à ses sentiments. J'étais là. Il n'y avait personne d'autre. C'était à moi de le faire. J'avais tranché les ceintures et elles s'étaient jetées à mon cou, elles s'étaient accrochées à moi. Je ne pouvais pas sortir de l'habitacle en les portant toutes les deux. J'ai entendu le souffle sourd d'un liquide qui s'enflamme. J'ai senti la brûlure, comme la morsure d'un froid inouï. Si j'avais pu choisir, à ce moment-là, si j'avais pu revenir en arrière, je ne me serais jamais arrêté en voyant cette voiture encastrée contre un rocher, je ne me serais jamais mêlé de cette histoire, car tandis que les premières flammes s'échappaient de l'avant écrasé, je savais que je n'avais plus le choix, c'était nous trois, ou personne. Nous avions été trop loin ensemble, jusqu'à l'origine. Le feu et la mort nous talonnaient. Y avait-il une autre solution. En sacrifier une, faire la part du feu. Vivre après ça, et ne jamais guérir d'avoir vendu son âme. Je les ai serrées contre moi, pratiquement écrasées l'une contre l'autre et je me suis arraché en les portant toutes les deux.
La suite n'est pas très nette. Il me semble que je suis retourné à la voiture après que j'ai déposé les filles près de leur mère. Et c'est à ce moment-là que le réservoir a explosé. Pourquoi y suis-je retourné ? Pour récupérer mon opinel que j'avais laissé tomber et qui a été détruit dans l'incendie ? Sincèrement, j'espère que ce n'en était pas la raison, sinon j'ai tout intérêt à m'inquiéter. Ou parce que j'étais pratiquement aveugle à ce moment-là ?
Mais dans le fond, je ne veux pas parler de ça. Surtout avec elle. Surtout avec leur mère. J'ai eu peur, j'ai eu honte de ma peur, j'ai lutté contre la panique, j'ai lutté contre l'envie de fuir, j'ai maudit cette femme et ses gosses. Et ce qui me reste c'est un amer sentiment d'impuissance, une terreur de l'échec. Et j'ai à nouveau envie de pleurer. Assez ! J'ai l'impression de partir en lambeaux.
Morphine
Quelques jours après, j'ai eu droit à ma première sortie. J'ai voulu faire le malin, prétextant une envie de marcher. Au bout de deux pas, j'ai cru que j'allais m'effondrer, ou m'enfoncer peu à peu dans le sol, la perception que j'avais de mon corps dans l'espace n'était pas parfaite. J'ai fait signe à Myriam d'approcher le fauteuil roulant. Elle n'a fait aucune remarque, elle m'a aidé à m'asseoir, j'avais du mal à prendre appui sur mes bras. Elle m'a poussé dans le couloir, notre but était le parc de l'hôpital, où je pourrai rester une petite demi-heure à l'ombre. Les différentes molécules dont j'étais généreusement abreuvé depuis des jours avaient la particularité quasi commune de ne pas aimer l'exposition directe au soleil, sans parler de mon œil.
Et puis Lucie et Beth ont pointé leur nez. Elles se chargeaient de moi. Nous avons filé le long du couloir, qui bien que parfaitement rectiligne, avait tendance à sinuer. Nous avons passé les portes coulissantes. Dehors ! Enfin dehors ! Les arbres, les gens qui circulaient dans les allées, affairés, tendus, souriant, traînant la patte, l'air sur mon visage, comme une nouvelle peau. Les filles discutaient de je ne savais quoi au-dessus de ma tête, j'étais bien. En un mot, je revivais. Une certaine euphorie qui n'était pas que médicamenteuse me gagnait.
« Dans une semaine, je sors ! ai-je proclamé, histoire de participer à la conversation.
– Dommage que le Carnaval soit passé ! Tu aurais eu un certain succès, a rétorqué Beth.
Elles ont éclaté de rire, se tordant d'une si bonne blague à mes dépens.
– Très drôle ! Il faut dire qu'avec toi, Elizabeth, c'est tous les jours carnaval.
Beth n'avait peur de rien en matière vestimentaire, mais aujourd'hui, peut-être pour compenser le triste monochrome de l'hôpital, elle avait forcé sur la couleur. Une robe tunique rouge à pois vert, genre illustration d'effet opticochromatique si la chose existe, sur un corsaire bleu roi. Lucie, plus sobre, comme toujours, était restée dans les jaune sable pour le pantalon et un vert soyeux presque noir pour son corsage. Elles pouvaient toujours rire et se moquer, rien ne m'atteignait, en compagnie que j'étais des deux filles qui comptaient le plus pour moi sur cette terre. J'avais payé assez cher le droit à cet instant parfait.
Et le roman ?
Quant au roman, après avoir été refusé (comme tous les autres) par quelques dizaines d’éditeurs, il dort sagement dans un coin de mon ordinateur.
Un grand merci à vous.
Et puis cette fin qui n'en est pas une comme si la vie , toujours étonnante , propose d'autres routes à suivre .
J'ai aimé aussi la sortie de l'hôpital. Qui en est un jour sorti après un long séjour a certainement ressenti ce sentiment de flotter, "l'air sur son visage, comme une nouvelle peau", l'impression d'un moment parfait. Bravo, Denis !
Mon N°10 est toujours dans ma poche (ce qui implique, parfois, quelques problèmes). Je ne pouvais pas faire moins après avoir imaginé une si violente situation.