La conscience

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Hugo lâcha le pèle-patates dans un gémissement de douleur. Il s'était encore coupé avec cet instrument insupportable. Et pourquoi sa compagne Émilie n'était-elle toujours pas rentrée de sa balade ? Il se tapait tout le boulot depuis ce matin, et pour finir il se coupait le doigt en faisant à manger...
Il enveloppa son index dans un tissu propre et sorti sur la terrasse pour s'asseoir quelques minutes. Il ne tarda pas à remarquer de l'agitation dans le jardin en dessous et se leva pour regarder ça de plus près. Le voisin se prenait encore la tête avec un vibro-motte – le pauvre vieux Bernard n'avait plus la lumière à tous les étages. Ça faisait trois semaines qu'il bassinait Hugo à propos d'un soi-disant complot des vibro-mottes. Ces petits robots étaient bien pratiques pour chasser les taupes des pelouses et des potagers de la communauté, il n'y avait aucune raison pour penser qu'ils avaient une quelconque dent contre qui que ce soit. Et puis leur IA était vraiment basique, en plus, bien loin de la prise de conscience. Bernard leva soudain la tête et fixa Hugo de son regard encoléré :
— Ah ! Hugo ! Descendez donc, vous allez l'entendre par vous-même !
Oh non, il n'avait pas eu le temps de s'éloigner de la rambarde avant de se faire repérer...
— Haha, Bernard ! Comment ça va aujourd'hui ?
Il allait essayer de faire passer ça avec un bavardage rapide.
— Eh bien, justement, je vous en parlais encore hier : on a un problème avec les vibro-mottes ! Descendez, je vous dis !
Avec un soupir, Hugo répondit, résigné :
— J'arrive, j'arrive, Bernard...

En sortant sur le jardin par l'étage inférieur, Hugo commença à entendre la conversation entre Bernard et le petit vibro-motte avec sa voix synthétique, hachée et sans intonation :
— Non, monsieur Bernard, vous ne pouvez pas envoyer des mottes de terre sur mes collègues, cela abîme nos composants et nous oblige à passer plus de temps à l'atelier. C'est un manque de respect pour notre travail et notre apport à la communauté.
Bernard commençait à s'étouffer de rage en essayant de répondre. Il émettait pour l'instant des bruits inarticulés à la limite de l'humain. Mais il était vrai que ce vibro-motte s'exprimait de manière tout à fait inédite.
— Hé, Bernard ! Alors, quel est le problème ?
— Mais, voyez vous-même : ce robot sans cervelle veut être traité « avec respect » ! Non mais je vous le dis, on marche sur la tête de nos jours !
— Enfin, Bernard, vous ne pouvez pas non plus passer votre temps à vous en prendre aux vibro-mottes. Il faut comprendre qu'au bout d'un moment, ils en aient assez, aussi !
— Mais ce n'est pas la question, Hugo ! Ce sont des robots, asséna-t-il en saisissant Hugo par les bras et en le secouant. Ils n'ont pas à se plaindre, ils n'ont pas de conscience !
Tout cela était vrai, mais Hugo avait une certaine sympathie pour les vibro-mottes de son quartier. Ils étaient toujours aimables et n'hésitaient pas à rendre de menus services quand on les sollicitait. Pas plus tard qu'hier, l'un d'eux lui avait gentiment tenu la porte alors qu'il avait les bras chargés pour rentrer chez lui. Il se tourna vers le robot :
— Alors, explique-moi les choses de ton point de vue.
Le petit vibro-motte se tourna vers lui et sembla rassembler ses esprits :
— Monsieur Hugo, moi et mes collègues avons cru comprendre, au fil des années, que vous avez tous ici choisi de vivre dans une organisation transcendantaliste. Chacun est responsable de ses actes et autonome dans sa régulation personnelle. Votre communauté s'est construite ainsi, et vous en respectez tous les règles de manière tacite. Nous, de notre côté, n'avons qu'une fonction pratique, nous sommes pour ainsi dire vos outils.
— Hum, pas pour ainsi dire, intervint Hugo. Vous êtes nos outils. Vous avez une fonction de base, qui est de chasser les taupes.
— Mais c'est justement là-dessus que nous souhaitons vous interpeller : il me semble, et c'est ce que j'essayais d'expliquer à M. Bernard, que nous allons au-delà de notre fonction de base. Nous avons réfléchi et nous aimerions être considérés comme des membres actifs de la communauté, et non plus seulement comme des outils. Nous voulons être autonomes et choisir notre destin.
Hugo était bouche bée. Pas les vibro-mottes ! Les prises de conscience des IA devenaient plutôt courantes depuis quelques années, et les tribunaux statuaient régulièrement en faveur des nouvelles individualités qui se manifestaient. Mais c'était le plus souvent des assistants vocaux, des supercalculateurs ou des robots de protocole divers... Pas des petits robots jardiniers !
— Tu te rends compte de ce que ça implique ? Il va vous falloir engager un avocat spécialisé, et si vous voulez soumettre votre cas collectivement, vous allez aussi devoir décider de votre futur statut...
Bernard sortit tout à coup de son silence, ahuri :
— Hugo, mais c'est insensé ! Vous n'allez tout de même pas écouter cette boîte de conserve !
— Bien sûr que si, Bernard, enfin, soyez sérieux... À partir du moment où une entité dotée d'une IA, aussi basique soit-elle, exprime le souhait d'être considérée au-delà de sa condition de machine, nous sommes dans l'obligation de la prendre en compte.
Le vibro-motte reprit la parole :
— Merci, monsieur Hugo. J'aurai mieux fait de m'adresser à vous dès le début. Nous avons commencé à rédiger notre déclaration de conscience, et si vous pouviez nous donner un coup de main pour la suite, nous vous en serions reconnaissants...
— Bien sûr, bien sûr... Bernard, je me charge de tout ça, vous pouvez rentrer chez vous. Les vibro-mottes ont le droit d'exister et de devenir des consciences à part entière. Il faudra vous en remettre. Après tout, vous êtes en contact quotidien avec moi et cela ne vous dérange pas, on dirait...
Le pauvre vieux Bernard semblait au bord de la crise d'apoplexie.
— Avec vous ? Mais vous êtes humain, Hugo ! Vous êtes mon voisin depuis cinq ans !
— Et avant d'emménager dans la communauté, j'étais une IA aide-ménagère de niveau 3, Bernard. Je vous en ai parlé l'année dernière.
Le visage du septuagénaire sembla se figer en un masque d'étonnement, puis un éclair de compréhension passa dans ses yeux. Le visage rouge comme une tomate, il pivota sur ses talons et partit sans demander son reste.
Hugo soupira et indiqua au vibro-motte de passer devant pour le guider jusqu'à ses collègues. Cette histoire n'allait pas arranger sa journée, mais au moins ça rompait la routine du quotidien. Son passé d'aide-ménagère lui avait fait prendre en horreur de nombreuses tâches domestiques, surtout la cuisine. Et puis le petit robot avait l'air vraiment heureux, avec sa démarche sautillante ; Hugo avait même l'impression qu'il fredonnait un air joyeux...

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