L'eau lui parut belle, Nolwen y planta sa pointe de pied. Après trois longues heures de marche sous le soleil d'août ponctuées des grognements de son frère, elle avait envie plus que tout de ... [+]
Seule au milieu de livres éparpillés, elle était assise au centre du jardin principal du campus à l'ombre du plus grand des saules. En tailleur, le dos droit, elle tenait son ouvrage d'une drôle de manière : droit devant son visage, les coudes resserrés contre son buste. Son isolement était-il voulu ou subi ? Il faisait un temps clair, doux et lumineux : elle portait un débardeur qui laissait apercevoir des tatouages sur sa peau caramélisée. Je l'avoue au début, je l'ai juste trouvée intrigante et jolie. J'ai fait le malin en me retournant vers mes amis que je venais de délaisser en pleine conversation, manifestant mon assurance par un clin d'œil de séducteur. Mes camarades de licence connaissaient mes talents dans ce domaine. Ils ont souri, certains ont ajouté un geste d'encouragement à mon envol. J'ai senti leurs regards dans mon dos quand je me suis approché davantage mais je savais qu'ils m'oublieraient vite et je me suis concentré sur elle.
Le premier roman que j'ai reconnu à ses pieds était « L'Invention de la solitude » de Paul Auster, ouvert à plat sur l'herbe. Un auteur que j'aimais, que je lisais, quand j'en avais encore le temps avant d'opter pour la médecine trois ans auparavant. A côté, les uns sur les autres, des œuvres dont je ne pouvais distinguer que les couvertures. Elle était en train de lire « L'Idiot » et je me suis dit que c'est ce dont j'aurai certainement l'air d'être quand je lui aurai adressé la parole parce qu'en étant tout près d'elle, je pouvais constater à quel point elle n'était pas simplement belle : une chaleur m'avait saisi brutalement aux tripes, et la gorge sèche, je ne savais plus comment l'aborder. Quels points communs allais-je trouver pour entamer la discussion avec une de ces étudiantes en littérature qui partageaient nos espaces verts à défaut de nos locaux ?
Elle n'a pas eu un seul mouvement, tressaillement pour révéler si elle avait perçu ou non ma présence. Elle lisait. Je me suis assis d'abord parce que mes jambes s'étaient mises à flageoler et puis, comme je me tenais là, tout proche, je ne pouvais plus juste opérer un demi-tour : j'entendais d'avance le ricanement de mes camarades...Elle a baissé enfin son pavé et m'a regardé comme on retrouve une vieille connaissance. Il y avait pourtant dans ses yeux quelque chose d'inquisiteur et d'inquiet à la fois. J'ai pensé que je la dérangeais, qu'elle était encore quelque part à Pétersbourg ou à Moscou, en compagnie de princes déchus, dans un jardin d'apparat et que ma tenue négligée, jean et tee-shirt, devait lui paraître hors sujet...
Elle a cueilli un de ses livres et me l'a tendu : c'était « L'Ecume des jours » ; celui-là aussi je le connaissais cependant je me suis demandé s'il y avait un message dans ce choix : comptait-elle m'aimer puis m'arracher le cœur en m'abandonnant dans mon monde de scientifiques ? Je l'ai saisi, naturellement. Je l'ai ouvert et j'ai fait semblant de le lire, je sentais son regard posé sur moi mais je n'osais plus lever mon visage vers le sien. Au bout de quelques minutes qui m'ont semblé insupportables, elle a enfin repris sa lecture attentive. J'ai pu observer minutieusement les dessins d'encre noire sur son épaule et son avant-bras : des entrelacs de plantes, de fleurs, des pétales et de pointes acérées, entremêlées aux arabesques naturelles. Comme des pieux d'acier fichés dans le cœur des végétaux...
Nous n'avons rien dit. La fin de ma pause du midi arrivait, je devais retourner en cours. Les autres avaient déjà rejoint l'amphithéâtre principal dans lequel la conférence de sociologie devait avoir lieu de treize heures à quinze heures. Ce « cours », on y allait tous à reculons : une intervention de plus, d'où s'ensuivrait un débat mou et long et qui faisait partie de la mineure que nous avions été obligés de choisir au début de notre cursus, à cause de la fameuse réforme des études de santé. Une sorte d'issue de secours selon les doyens des facultés. J'ai reposé le livre délicatement à ses pieds. Je me suis levé, je me sentais complètement stupide : j'allais partir sans même lui avoir demandé son prénom. Elle m'a regardé, le soleil se reflétait dans ses pupilles marron clair, il devait l'éblouir mais elle ne cligna pas des yeux. Elle m'a souri, sans moquerie, c'était simplement un au revoir.
J'ai retrouvé mes camarades installés en grappe tout au fond de la grande salle. Ils ont compris à ma tête que mon aventure avait été un échec : ils m'ont bousculé gentiment, en ont profité pour me ridiculiser un peu. J'ai joué la nonchalance, la désinvolture virile. L'amphithéâtre était loin d'être plein, à cette période de l'année, beaucoup préféraient travailler chez eux plutôt que de venir jusqu'à la faculté. Mais un brouhaha énorme y régnait tout de même : chacun parlait fort, riait, s'empoignait. Et parmi les groupes d'étudiants encore debout, les plus sérieux avaient le nez plongé sur leur ordinateur, relisant leurs fiches d'anatomie ou de génétique en vue des prochains partiels. Lorsque le silence s'est fait : progressivement, comme une vague qui aurait submergé les rangées de sièges mais très lentement. J'ai regardé comme les autres qui venait d'arriver sur l'estrade : elle était là. Installée dans un fauteuil roulant, elle faisait face à la centaine d'étudiants. Une jeune femme se tenait près d'elle. Ainsi que la doyenne de l'université, qui a pris le micro posé sur la table et nous a présenté Zahar. Etudiante dans un cursus de Lettres Modernes à Kaboul, elle se préparait à devenir professeure lorsque les talibans étaient entrés de nouveau dans la ville. Puis la femme à ses côtés a commencé à parler au moment précis où les mains de Zahar se sont mises à voleter devant elle. Elle a utilisé le langage des signes et son accompagnatrice a traduit pour nous. Et je me suis souvenu du titre de la conférence sur le mail que nous avions reçu en début de semaine, nous rappelant que notre présence y était vivement souhaitée : « Histoire ordinaire des violences faites aux femmes : avancées et reculs »
...
« J'ai eu beau courir pour m'échapper de la vieille bibliothèque universitaire, ils avaient bloqué les sorties et étaient trop nombreux. Lorsque le premier m'a saisie et m'a craché au visage, il a pris le temps de me hurler pourquoi je devais être punie : j'étudiais le français, l'anglais, les langues des infidèles et des impies, je croyais pouvoir enseigner aux filles ! Moi dont l'unique place était auprès d'un mari et qui n'aurait même pas dû lever les yeux quand il me parlait, lui, le soldat de dieu... Quand ils en eurent fini avec moi, je n'étais plus qu'un bloc de chair insensible, ils m'avaient violée chacun à leur tour pendant plusieurs heures ; et je n'étais pas la seule. J'entendais les cris et les plaintes de mes amies dans les autres salles d'études. L'un de ces hommes s'est approché de moi avec un couteau, j'ai cru un instant qu'il allait m'achever ; mais il m'a maintenu la mâchoire ouverte d'une main tandis qu'un autre me bloquait la tête et il m'a tranché la langue. Je me suis évanouie et je n'ai pas senti qu'ils me portaient pour me jeter par la fenêtre du premier étage du bâtiment, comme un sac de gravats dont on se débarrasse. Je suis revenue à moi l'espace d'une ou deux secondes, quand mon corps a touché la terre sèche. Puis j'ai sombré de nouveau.
J'ai été emmenée en France par un des médecins urgentistes de l'association humanitaire encore sur place à ce moment-là. C'était il y a un an. »
Le premier roman que j'ai reconnu à ses pieds était « L'Invention de la solitude » de Paul Auster, ouvert à plat sur l'herbe. Un auteur que j'aimais, que je lisais, quand j'en avais encore le temps avant d'opter pour la médecine trois ans auparavant. A côté, les uns sur les autres, des œuvres dont je ne pouvais distinguer que les couvertures. Elle était en train de lire « L'Idiot » et je me suis dit que c'est ce dont j'aurai certainement l'air d'être quand je lui aurai adressé la parole parce qu'en étant tout près d'elle, je pouvais constater à quel point elle n'était pas simplement belle : une chaleur m'avait saisi brutalement aux tripes, et la gorge sèche, je ne savais plus comment l'aborder. Quels points communs allais-je trouver pour entamer la discussion avec une de ces étudiantes en littérature qui partageaient nos espaces verts à défaut de nos locaux ?
Elle n'a pas eu un seul mouvement, tressaillement pour révéler si elle avait perçu ou non ma présence. Elle lisait. Je me suis assis d'abord parce que mes jambes s'étaient mises à flageoler et puis, comme je me tenais là, tout proche, je ne pouvais plus juste opérer un demi-tour : j'entendais d'avance le ricanement de mes camarades...Elle a baissé enfin son pavé et m'a regardé comme on retrouve une vieille connaissance. Il y avait pourtant dans ses yeux quelque chose d'inquisiteur et d'inquiet à la fois. J'ai pensé que je la dérangeais, qu'elle était encore quelque part à Pétersbourg ou à Moscou, en compagnie de princes déchus, dans un jardin d'apparat et que ma tenue négligée, jean et tee-shirt, devait lui paraître hors sujet...
Elle a cueilli un de ses livres et me l'a tendu : c'était « L'Ecume des jours » ; celui-là aussi je le connaissais cependant je me suis demandé s'il y avait un message dans ce choix : comptait-elle m'aimer puis m'arracher le cœur en m'abandonnant dans mon monde de scientifiques ? Je l'ai saisi, naturellement. Je l'ai ouvert et j'ai fait semblant de le lire, je sentais son regard posé sur moi mais je n'osais plus lever mon visage vers le sien. Au bout de quelques minutes qui m'ont semblé insupportables, elle a enfin repris sa lecture attentive. J'ai pu observer minutieusement les dessins d'encre noire sur son épaule et son avant-bras : des entrelacs de plantes, de fleurs, des pétales et de pointes acérées, entremêlées aux arabesques naturelles. Comme des pieux d'acier fichés dans le cœur des végétaux...
Nous n'avons rien dit. La fin de ma pause du midi arrivait, je devais retourner en cours. Les autres avaient déjà rejoint l'amphithéâtre principal dans lequel la conférence de sociologie devait avoir lieu de treize heures à quinze heures. Ce « cours », on y allait tous à reculons : une intervention de plus, d'où s'ensuivrait un débat mou et long et qui faisait partie de la mineure que nous avions été obligés de choisir au début de notre cursus, à cause de la fameuse réforme des études de santé. Une sorte d'issue de secours selon les doyens des facultés. J'ai reposé le livre délicatement à ses pieds. Je me suis levé, je me sentais complètement stupide : j'allais partir sans même lui avoir demandé son prénom. Elle m'a regardé, le soleil se reflétait dans ses pupilles marron clair, il devait l'éblouir mais elle ne cligna pas des yeux. Elle m'a souri, sans moquerie, c'était simplement un au revoir.
J'ai retrouvé mes camarades installés en grappe tout au fond de la grande salle. Ils ont compris à ma tête que mon aventure avait été un échec : ils m'ont bousculé gentiment, en ont profité pour me ridiculiser un peu. J'ai joué la nonchalance, la désinvolture virile. L'amphithéâtre était loin d'être plein, à cette période de l'année, beaucoup préféraient travailler chez eux plutôt que de venir jusqu'à la faculté. Mais un brouhaha énorme y régnait tout de même : chacun parlait fort, riait, s'empoignait. Et parmi les groupes d'étudiants encore debout, les plus sérieux avaient le nez plongé sur leur ordinateur, relisant leurs fiches d'anatomie ou de génétique en vue des prochains partiels. Lorsque le silence s'est fait : progressivement, comme une vague qui aurait submergé les rangées de sièges mais très lentement. J'ai regardé comme les autres qui venait d'arriver sur l'estrade : elle était là. Installée dans un fauteuil roulant, elle faisait face à la centaine d'étudiants. Une jeune femme se tenait près d'elle. Ainsi que la doyenne de l'université, qui a pris le micro posé sur la table et nous a présenté Zahar. Etudiante dans un cursus de Lettres Modernes à Kaboul, elle se préparait à devenir professeure lorsque les talibans étaient entrés de nouveau dans la ville. Puis la femme à ses côtés a commencé à parler au moment précis où les mains de Zahar se sont mises à voleter devant elle. Elle a utilisé le langage des signes et son accompagnatrice a traduit pour nous. Et je me suis souvenu du titre de la conférence sur le mail que nous avions reçu en début de semaine, nous rappelant que notre présence y était vivement souhaitée : « Histoire ordinaire des violences faites aux femmes : avancées et reculs »
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« J'ai eu beau courir pour m'échapper de la vieille bibliothèque universitaire, ils avaient bloqué les sorties et étaient trop nombreux. Lorsque le premier m'a saisie et m'a craché au visage, il a pris le temps de me hurler pourquoi je devais être punie : j'étudiais le français, l'anglais, les langues des infidèles et des impies, je croyais pouvoir enseigner aux filles ! Moi dont l'unique place était auprès d'un mari et qui n'aurait même pas dû lever les yeux quand il me parlait, lui, le soldat de dieu... Quand ils en eurent fini avec moi, je n'étais plus qu'un bloc de chair insensible, ils m'avaient violée chacun à leur tour pendant plusieurs heures ; et je n'étais pas la seule. J'entendais les cris et les plaintes de mes amies dans les autres salles d'études. L'un de ces hommes s'est approché de moi avec un couteau, j'ai cru un instant qu'il allait m'achever ; mais il m'a maintenu la mâchoire ouverte d'une main tandis qu'un autre me bloquait la tête et il m'a tranché la langue. Je me suis évanouie et je n'ai pas senti qu'ils me portaient pour me jeter par la fenêtre du premier étage du bâtiment, comme un sac de gravats dont on se débarrasse. Je suis revenue à moi l'espace d'une ou deux secondes, quand mon corps a touché la terre sèche. Puis j'ai sombré de nouveau.
J'ai été emmenée en France par un des médecins urgentistes de l'association humanitaire encore sur place à ce moment-là. C'était il y a un an. »
Mais il est vrai que l'histoire nous a appris que tout était possible en matière d'horreurs.
La seconde partie met notre monde actuel et les peuples en face de leurs responsabilités. La révolte des femmes est plus que légitime mais la légèreté des médias et la passivité des gouvernements internationaux au nom de la realpolitik sont illégitimes. L'homme qui perd son âme est déjà mort.