La clameur des pierres

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Le ciel était couvert, mais il ne pleuvrait pas. Assis sur le perron, Juan nouait patiemment les longs lacets de ses chaussures de marche. La maison en pierre vibrait tranquillement dans le vent tiède.
La montagne se dressait là-bas. Un an bientôt qu'il l'apercevait en ouvrant ses volets, en les fermant... quand il les fermait. Seul, il laissait souvent tout ouvert. Il invitait la nuit. Seul, enfin, pas vraiment. Amoureux de la ville, de ses bruits et de ses excès, il lui avait fallu un amour plus fort encore pour quitter Barcelone, organiser son travail à distance et s'installer ici. Une fois de plus, il observa la montagne, son pied enfoncé dans une botte d'arbres, et au-dessus, ses flancs minéraux et cassants.

Aujourd'hui encore, il irait voir Maria, belle comme un cœur. Il en avait fait la promesse. Il avait tout changé dans sa vie pour être près d'elle. Mais la rejoindre se méritait, la marche était longue, et difficile.
Il se mit en route. Le sac pesait son poids... Il avait prévu de rester un peu, et les vivres étaient rares, là-haut. Quelques herbes à mâcher, tout au plus.
Le sentier était facile au début, d'autant que Juan s'était fait jour après jour des jambes de montagnard. Serpent bien tracé entre les arbres, il grimpait, régulier comme un souffle paisible.
Mais Juan savait que l'épreuve arriverait au-dessus, quand il quitterait l'ombre verte, là où la nature le cédait au granit, à la pierre, froide même quand elle était chaude. Il savait qu'une fois encore, il lui faudrait affronter le « passage ». La montagne aime trier les hommes, c'est dans sa nature : les prudents et les téméraires, les humbles et les orgueilleux... Ceux qui ont le vertige et ceux qui l'ignorent. L'appréhension de Juan pour le vide était vertigineuse... Et il lui fallait traverser ce passage pour rejoindre Maria.
Juan était monté vite ; il déboucha de la forêt, s'approcha du ciel, et donc de l'enfer. Le chemin, de plus en plus raide, n'était plus qu'une sente discrète entre les pierres. Comme les pas, le souffle se faisait court. Il refusait de lever les yeux plus haut, là-bas, pour ne pas voir. Mais ses yeux baissés ne voyaient que cela : le passage. Il le connaissait, centimètre par centimètre, même s'il savait que les saisons pouvaient changer son visage, jusqu'à parfois presque faire disparaître sa trace. Mais personne ne le connaissait aussi bien que lui, et personne ne le craignait autant que lui. Qui prétend que l'on finit par apprivoiser ce que l'on connaît bien ?
Il arriva à la draille qui fendait le flanc de la roche d'une balafre blanche, plus encore que la pierre. Une sorte de cicatrice à peine protubérante, sur la boursouflure de laquelle il fallait marcher pour passer. Une fine lèvre sur cette face abrupte.
Comme d'habitude, tout se dérobait en lui, son cœur, ses jambes, jusqu'à sa vue. Mais il avait promis. L'amour fait franchir les gouffres de la mort. Il savait qu'un faux-pas le tuerait, mais curieusement, la mort lui importait peu. C'est la chute qu'il craignait, mais mourir...
Une fois de plus, ses pas, l'un après l'autre, l'avaient mené de l'autre côté du balcon sans rambarde. Le chemin allait de nouveau s'élargir et monter dans de longs lacets jusqu'à elle.
Il reprit possession de son corps, sentit la grosse mangue mûre de l'angoisse libérer sa gorge, quitter ses entrailles. Le pas n'était pas guilleret, mais plus tranquille. Sa marche l'amena dans une sorte de cirque rocheux, un amphithéâtre entouré de gradins inégaux dont les plus petits devaient faire vingt ou trente mètres de haut, un fer à cheval encaissé au fond duquel on devinait une petite bâtisse.
Son cœur bondit encore. Il approcha lentement, en évitant de faire rouler les cailloux, pour ne pas déranger.
Comme pour toutes les maisons de la région, les pierres de la montagne avaient servi à monter les murs. L'entrée était barrée par une grille de fer forgé noir. Il chercha Maria du regard, comme si c'était la première fois, et la trouva enfin. Et pourtant, elle n'avait pas bougé.
Elle était là, face à lui, cent huitième nom sur la liste gravée dans l'immense marbre fixé sur le mur. Sous la date et le nom de la compagnie d'aviation, et quelques lignes d'hommage. Il s'assit sur le gros rocher à quelques mètres. Les pierres criaient en espagnol, en allemand, en français, dans d'autres langues plus étrangères encore ; des voix d'hommes, de femmes et d'enfants. Et comme chaque jour, Juan essayait d'entendre une fois encore celle de Maria dans la clameur des pierres.

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