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Elle longe ma voiture et ricane de satisfaction en passant ses doigts crochus sur les rayures qu'elle provoque depuis plusieurs mois. Je ne suis pas le seul à être victime de son vandalisme, mais je suis le seul à ne plus l'accepter. Tous les jours, inlassablement, cette vieille sorcière prend un malin plaisir à rayer les véhicules de la résidence avec les poignées de freins métalliques de son ancestrale Motobécane. Elle pourrait emprunter un passage balisé afin de rejoindre le local à vélo, mais la vieille est une sorcière, que dis-je, la vieille est un démon.

J'habite dans cet immeuble de banlieue calme depuis peu et j'ai appris à connaître la résignation de chaque locataire. La vieille est une peste, il n'y a rien à faire, juste attendre qu'elle « crève », à en écouter certains. Son âge est indéfini, mais on lui donne volontiers soixante-dix ans et plus tant elle n'accorde aucune importance à son apparence. Elle revêt tous les jours le même tablier bleu indéfinissable de ménagère et dégage une odeur âcre dix bons mètres à la ronde. À mes débuts, j'ai failli la prendre en pitié, mais ça c'était juste avant que je la voie tirer à la carabine à plombs sur les canaris du balcon d'en face. Elle est méchante, fondamentalement mauvaise, gratuitement qui plus est. Nul doute que si j'avais le temps de l'étudier, j'apprendrais des choses horribles sur son passé, des événements terribles qui pourraient expliquer à eux seuls son comportement. Mais comme je viens de le dire, je n'en ai pas le temps, l'envie non plus. La vieille fait trop de mal, tous les jours, à tout le monde. À croire qu'elle a été placée là par le Créateur pour mettre un peu d'animation dans cette paisible résidence endormie et soumise. Alors tous les locataires ferment les yeux, s'abrutissent de leur train-train quotidien, et la vieille en fait partie. Ils se sont habitués à ce triste tableau de la sorcière aux cheveux sales jusqu'aux fesses, au visage velu, au sourire comme une cicatrice édentée, aux grandes narines dédaigneuses ne demandant qu'à cracher des flammes et son regard de serpent vicieux.

Ce matin n'est pas comme les autres. Elle caresse la peinture meurtrie de ma Twingo pour la dernière fois, et cela, elle ne le sait pas. Elle ignore aussi que depuis mon balcon où je tire paisiblement sur ma clope post-café, je la contemple et la détaille comme un ultime adieu.
Comme tous les jours, elle accroche sa poche plastique « Prisunic » au guidon. Comme tous les jours, elle enjambe sa mobylette posée sur béquille centrale. Comme tous les jours, elle enfile son casque bol orange homologué dans les années soixante. Comme tous les jours, elle agite péniblement ses pieds violacés dans des Birkenstock trop serrées, enchevêtrant ce qui fut jadis des orteils prolongés par des ersatz d'ongles jaunis.
Mais aujourd'hui, la vieille ne sait pas qu'elle a deux fioles d'éther dans le réservoir, et, lorsqu'elle lance le moteur avec ses petites jambes variqueuses, un hurlement mécanique monte dans la cour, figeant tous les habitants. Le pot d'échappement profite du vacarme fumant pour traverser furtivement le parc attenant et se planter, telle une flèche, dans un tronc d'arbre. Prise dans sa routine, la sorcière ne peut refréner ses réflexes de basculer en avant pour rabattre la béquille et d'essorer la poignée des gaz de son fidèle destrier. Le bruit du dragster bleu couvre celui de l'impact dans le portail automatique.
Si la Motobécane est une épave, c'est une certitude, les quelques locataires qui se sont pressés sur leur balcon attendent, dans un silence religieux, un mouvement qui pourrait trahir un signe de vie chez leur cruelle voisine incrustée dans la ferronnerie simplifiée de la grille. Les secondes d'espoir s'égrènent à la cadence du gyrophare jaune du portail devenu fou. Au sol, le casque orange tournoie encore sur lui-même. La bête ne bouge plus. La sorcière a bien trépassé dans l'indifférence générale.
Soulagé, je m'en retourne préparer un autre café, sachant pertinemment que dans cette résidence anonyme, personne n'aura rien vu ni entendu.

Bref, ne le répétez pas, mais en mémoire des exactions commises sur des canaris, des chatons et ma Twingo, j'ai satellisé la vieille.

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