Histoire du soir

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La citation qui explique mon envie de lire et d'écrire: "Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui" (Charles Baudelaire).

Toute histoire commence un jour, quelque part. Nabou le sait bien, elle qui s'apprête à en raconter une à ses petits cousins. Elle va devoir inventer un « cadre », elle vient d'apprendre ce mot à l'école ; elle va « situer » son histoire, dans le temps et dans l'espace, afin de donner vie à ses personnages. Elle prend une grande inspiration et se lance :
— On racontait autrefois...
— Dis-le-moi.
— Qu'un héros viendrait...
— En effet.

Toutes les histoires du coucher commencent par cet échange rituel entre le conteur et ceux qui l'écoutent. Nabou parcourt l'assemblée des spectateurs du regard, en cette veille de Korité. La fête qui marque la fin de la période de jeûne promet d'être réussie, les parents ont passé les derniers jours à la préparer, à faire en sorte que tout soit prêt à temps, aussi bien les habits traditionnels que le grand repas du lendemain. Les enfants ont hâte ! Djiby et Djimby, les jumeaux, sont assis face à Nabou, sur la natte.
Djimby ne peut s'empêcher de sourire d'une oreille à l'autre. Elle agite la tête à plusieurs reprises, dans le seul but de faire s'entrechoquer les perles au bout de ses tresses toutes neuves. Elle est sans doute en train de penser à sa jolie robe et à ses boucles d'oreilles brillantes, qui mettront sa coiffure en valeur : ce sera elle la plus belle demain, cela ne fait aucun doute, et tant pis si elle a mal au crâne cette nuit à cause de ses nattes trop serrées.
Djiby, lui, a comme à son habitude la tête dans les nuages, ou plutôt dans les feuilles du manguier. Les enfants ont en effet décidé de tenir leur réunion nocturne sous l'arbre fruitier, dans la maison familiale ; les fruits lourds, qui sont surveillés de près par Djiby, se balancent paresseusement sous la douce brise nocturne. Il sera bientôt temps de les cueillir, et il ne s'agirait pas de laisser les autres enfants du quartier les chiper tous. Ils le faisaient si souvent, avant.
À la droite des jumeaux se trouve Pa Daouda, leur frère aîné. En réalité, il s'appelle Daouda tout court, mais il a tenu à ce qu'on lui ajoute la particule « Pa » devant, pour marquer son statut d'aîné ; il trouve que ces deux petites lettres de rien du tout lui donnent de la distinction. Il faut dire qu'il en a bien besoin : avec sa courte taille et son visage de poupon, il a l'air d'être le plus jeune de la fratrie.
Ce soir donc, c'est au tour de Nabou, leur cousine, de raconter une histoire. Elle y a longuement réfléchi, à cette histoire ; elle aurait pu raconter un conte connu, choisi parmi ceux que leur racontaient leurs parents quand ils étaient plus petits. Mais Nabou est la fière descendante de trois générations de griots, ces bardes qui perpétuent la tradition orale en Afrique de l'Ouest ; ce sont eux qui sont chargés de raconter les histoires, la grande et les petites, eux qui gardent en mémoire et transmettent les arbres généalogiques, eux qui inventent les contes si chers aux bambins. Nabou va donc raconter sa propre histoire, pour faire honneur à ses ancêtres, au statut social si controversé. En effet, les griots sont avant tout des artistes, ils sont en marge de la société ; les puissants aiment à les inviter pour s'entendre chanter leurs louanges et celles de leur lignée, tandis qu'ils leur versent une pluie de billets sur la tête. Il est d'ailleurs assez intéressant de constater que les louanges en question ont tendance à devenir de plus en plus extravagantes tandis que le tas de billets grandit aux pieds des griots. Le grand-père de tel ministre, simple fonctionnaire au départ, devient petit à petit le général victorieux de mille batailles, et la mère de telle épouse de député, dont on aurait pourtant juré au départ qu'elle était couturière, se transforme de fil en aiguille en une commerçante aux multiples partenaires internationaux.
Mais Nabou n'a que faire de cette réputation. Elle se moque des préjugés sur sa caste, tant pis si elle est considérée plus tard comme un mauvais parti, peu importe si elle doit vivre ensuite de la générosité de ceux qui daigneront l'écouter – métier souvent ingrat. Nabou, elle, a des histoires plein la tête et des mots plein les lèvres ; ils ne demandent qu'à couler et être entendus.
Alors, Nabou commence à raconter. Elle narre pour ses cousins les déboires de Bouki la hyène, qui fait les frais de ses tentatives ratées de duplicité sur les autres animaux de la brousse et provoque l'hilarité desdits animaux. Elle rugit en même temps que Gaïndé le lion lorsqu'il rend son jugement et assoit ainsi son autorité de monarque. Elle s'essouffle au rythme de la course de Leuk le lièvre, qui traverse la savane pour accomplir ses méfaits et finit par obtenir gain de cause en faisant preuve de rouerie, comme à son habitude. Elle pépie à l'unisson avec les oiseaux qui, loin là-haut dans le ciel, sont si libres et si légers.
Nabou agite les bras pour mimer les scènes de combat épiques entre des lutteurs valeureux, qui dévouent l'entièreté de leur corps, âme et énergie à la bataille. Elle bat des mains pour mimer le son des djembés qui célèbrent le vainqueur, et des pieds pour mimer les pas de danse de la foule en liesse.
Elle piaille les parures des chefs et les atours de leurs épouses, splendides et éblouissants. Elle crie les guerres qu'ils se livrent pour s'accaparer des portions de territoire voisines, aux mains d'autres chefs. Elle fredonne l'issue douce-amère qui suit inévitablement, le chef défait cédant à son rival les terres tant convoitées, pour obtenir la paix.
Daouda, Djimby et Djiby sont pendus à ses lèvres : ils s'imaginent vivre eux aussi les aventures auxquelles leur cousine donne vie. Daouda a la bouche grande ouverte, Djimby en oublie d'agiter ses tresses et Djiby a désormais les yeux fixés sur sa cousine, oubliés les mangues et les chipeurs.
Lorsque Nabou a fini son histoire, ses cousins poussent un long soupir, non pas de soulagement mais d'apaisement, comme s'ils s'autorisaient enfin à reprendre leur souffle et à se reposer, après avoir vécu toutes ces péripéties passionnantes.

***

Soukeyna, la maman de Nabou, jette un œil derrière la porte de la chambre où viennent de s'endormir les enfants. Ils sont allongés pêle-mêle sur le lit, leurs pieds dépassent sous la couette, une expression de béatitude se devinant sur leurs petits visages dans la pénombre, tandis que leurs poitrines se soulèvent au rythme de leur respiration paisible.
Leur imagination l'émerveillera toujours. Cela fait maintenant deux ans qu'ils sont arrivés en France. Ils ont quitté le Sénégal et sont venus rejoindre le mari de Soukeyna, Assane, dans le cadre d'un regroupement familial. Les premiers mois ont été difficiles, surtout pour les enfants, mais la famille d'Assane s'est progressivement adaptée aux changements : de température, de culture, et ainsi de suite. Dans la chambre des enfants, Soukeyna aperçoit les cahiers d'écolier, remplis des nouveaux mots que les enfants ont appris à l'école. D'ici quelque temps, Nabou et ses cousins vont en apprendre d'autres, qui feront partie intégrante de leur vie : immigré, diaspora, origines... Mais ce sont des mots pour plus tard. Soukeyna referme doucement la porte de la chambre et s'éloigne à pas feutrés, pour ne pas les réveiller.
L'histoire du soir est, depuis leur arrivée, une habitude prise par les enfants, et solennellement respectée. Chaque soir, ils recréent le plus fidèlement possible un endroit du Sénégal où ils ont vécu. Ce soir, apparemment, ils ont choisi la maison familiale. Ils ont même reconstitué le manguier de leur ancienne demeure, à l'aide de carton, de papier et de crayons de couleur, et utilisé un ventilateur miniature pour faire s'agiter les feuilles.
Oui, vraiment, leur imagination l'émerveillera toujours.

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