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Longtemps, je me suis couché de bonne heure, toujours à contrecœur, en râlant, en pestant, en traînant les pieds. Le moment d'aller au lit était une souffrance, une parenthèse à la vie, une étape que rien ni personne ne pourrait jamais me convaincre d'accepter. Pourquoi ces milliers d'heures passées à rêver alors que les vrais fantômes hantaient encore les corridors de notre demeure ? Ce moment insensé du coucher mettant fin à une quête, à une cavalcade, à un combat avant une mise à mort. Ce moment, je le haïssais du plus profond de mon être et je le redoutais aussi comme une sentence immuable.
On n'est pas sérieux quand on a dix ans. Les adultes appliquent toujours la raison du plus ancien. La raison fait le raisonnable, le raisonnable obéit et l'obéissant satisfait ses parents.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, comme une délivrance. Harassé de fatigue, les muscles fourbus d'avoir trop travaillé. L'esprit encombré de mille tâches répétitives, je suppliais alors le sommeil de me prendre vite, je me rendais sans condition. Je voulais tout oublier. Les nuits étaient trop courtes pour débarrasser mon corps de l'odeur du charbon et du poids du labeur.
On n'est pas toujours heureux à vingt ans, on doit subir la loi du plus fort. La loi des propriétaires de la mine. Les travailleurs au fond n'ont ni le temps ni la force de choisir à quelle heure aller dormir.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, entre des draps rêches, bien à plat sur le dos. La douleur fait maintenant partie de la famille comme la compagne et l'enfant. Toujours recommencer, la besogne, la soupe et le coucher. La vie s'écoule dans un sablier qui ne sera jamais retourné. Les journées disparaissent en laissant bien plus de sueur et de sang que de joies et de rires.
Des années à venir, on a fini d'attendre le meilleur. Les riches ont engendré d'autres riches, les mineurs d'autres mineurs, ainsi vont les choses. Le grisou s'acharne encore et toujours sur ceux d'en bas.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, avec la promesse des rêves à venir. Des rêves pour oublier l'âpreté de la vie, des rêves de monde meilleur. Ces chimères viraient au cauchemar quand la réalité de l'aube crue annonçait la dureté de la journée à venir. La vérité imparable du réveil chassait alors tous mes songes.
Et un jour, les désirs deviennent vains. La vie devient machinale, les espoirs ne sont même plus déçus, ils ont tout simplement disparu. Les jours se lient, pareils les uns aux autres pour faire ce qu'il n'est pas décent d'appeler une vie.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure pour ne plus penser au fils qui ne remontera pas, à l'épouse dont les doigts ne me frôleront plus. Que vienne le sommeil et son puits sans fond d'oubli, qu'il fasse disparaître le désespoir, au moins pour un instant. La douleur du corps n'est plus qu'une lointaine amie, il ne reste que cette peine torturant l'âme et rongeant quelques restes d'humanité pour ne laisser que tristesse et amertume.
Certains ont voulu changer les choses, réécrire les règles du jeu. La milice, rangée du côté du plus fort, a tiré. Les mineurs sont redescendus, le grisou est moins cruel. Les riches n'ont pas tremblé, ils savaient qu'ils avaient raison.
Cela fait bien trop longtemps que je me couche de bonne heure. Je vais veiller ce soir, je vais lutter pour rester conscient. De mon vieux corps décharné, je vais extraire tous les souvenirs, les brandir un à un. Je vais m'en repaître, je vais rire aux éclats et me saouler de ces vestiges. Je regarderai mes mains tachées, je les écouterai me raconter le manche dur des outils et les tonnes de minerai arrachées à la terre. Je contemplerai une dernière fois le portrait des êtres chers. Je pleurerai sans doute. Puis je pourrai mourir.
Et pour la première fois de ma vie, c'est sous terre que je me reposerai.

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