Ferme les yeux, Abel...

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Je la regarde courir. Elle est rapide, élancée, distinguée même. J'adore la regarder courir. Je viens à chacun de ses entraînements. À chaque fois, elle hausse les yeux au ciel, et elle me répète que je ne suis pas obligé, que j'ai probablement autre chose à faire. Et à chaque fois, je la vois sourire pendant qu'elle s'échauffe parce je lui fais des grands signes depuis les gradins. Elle ne me l'a dit qu'une fois, parce qu'elle n'a pas envie de déranger, mais elle court mieux quand je suis là.

« C'est ridicule, avait-elle ri. Ce n'est peut-être même qu'une impression. Mais ça fait sacrément du bien de savoir qu'il y a quelqu'un pour m'encourager en silence ! »

C'est qu'elle aime ça, le silence. Elle m'a confié, un jour, dans la plus stricte confidence, qu'elle court pour n'entendre que le vent dans ses oreilles, en espérant courir un jour assez vite pour ne plus avoir à écouter le cancan inutile des gens qui passent dans sa vie. Je peux la comprendre, en un sens : parfois, j'aimerais pouvoir me lever et filer aussi vite que le vent, aussi vite qu'elle, et échapper aux murmures que j'entends toujours sur mon passage depuis l'accident.

De temps en temps, quand elle a fini son entraînement, elle revient vers moi avec un petit sourire en coin et des étincelles dans les yeux. Je sais toujours ce qui va se passer à ce moment-là. Je peux jouer cette scène dans ma tête un million de fois, j'en connais chaque détail, je peux revivre chaque frisson avant le plongeon vers l'inconnu.

Elle arrive à ma hauteur, le visage encore rougi par l'effort, sa serviette sur l'épaule, sa bouteille d'eau à la main, et elle pose ses doigts sur la poignée de mon fauteuil roulant.

« Ferme les yeux, Abel... »

Je m'exécute sagement, et je l'écoute poser ses affaires sur le banc. Puis tout à coup, elle desserre le frein, elle prend une grande inspiration, et elle me pousse. Je me concentre sur le bruit des roues sur la piste jusqu'à ce qu'on atteigne le gazon. Elle s'entraîne tôt le matin, et j'ai l'impression de sentir la rosée qui s'évapore pour venir chatouiller le bout de mes doigts.

Elle m'emmène toujours dans des coins qui sont à peine réveillés à cette heure de la matinée. J'ai l'impression de surprendre les terrains de sport et les gymnases au saut du lit, à peine coiffés, complètement débraillés, comme s'ils n'avaient pas encore bu leur café du matin, celui qui les motive avant de se mettre en marche et d'accueillir les sportifs.

***

Un jour, elle m'a emmené en ville. J'ai cru que j'allais l'étriper quand j'ai entendu une voiture passer. Je n'avais quasiment pas mis un pied dehors depuis l'accident. Je détestais sentir le regard des gens sur moi, les chuchotements vaguement discrets qui explosaient dans mon dos. J'avais envie de hurler que ce n'était pas définitif, que je sortirais bientôt de cette chaise, que je n'allais pas rouler toute ma vie, que je ne pouvais pas rouler toute ma vie.

Quand elle a vu mon regard, elle a éclaté de rire, et elle s'est remise à pousser mon fauteuil pour traverser la rue et nous installer à la terrasse d'un petit café.

— Je sais que tu n'as pas utilisé tes permissions de sortie depuis que tu es arrivé au centre. La plupart des autres le font, pourtant.
— Mais la plupart des autres ne sont pas en fauteuil.
— C'est vrai, a-t-elle reconnu. C'est affreux, n'est-ce pas ? On met du temps avant de s'y habituer.

On en avait longuement discuté, ce jour-là. De la douleur, des murmures, des questions. Du sport. De notre amour fou, addictif, pour nos disciplines respectives. De la libération qu'elles représentaient. Elle m'avait décrit sa reprise, ses frustrations. Et puis ses découvertes, ces sensations nouvelles qu'elle ressentait désormais quand elle s'élançait sur la piste et qu'elle se vidait l'esprit, qu'elle faisait peau neuve, qu'elle envoyait le destin au diable et prenait sa revanche sur la vie.

« Tu penses peut-être que tu sais déjà tout du sport, que tu connais par cœur ce petit frisson qui te prend aux tripes quand tu commences à t'entraîner, mais ça n'a rien à voir, m'avait-elle dit. Quand tu reprendras la pratique, tu t'en rendras compte par toi-même. Chaque pas que tu feras va te donner envie d'en faire un de plus. »

Elle avait été amputée de la jambe gauche à cause d'un cancer. À l'époque, elle ne courrait pas encore, mais elle faisait de la danse, et elle avait hurlé, pleuré, tempêté, quand elle avait appris qu'elle ne remonterait pas sur ses pointes, pas comme avant. Tous les jurons du monde, et quelques-uns qui n'en faisaient pas encore partie, avaient franchi le seuil de ses lèvres. Elle se souvenait de la douleur comme si c'était hier. La maladie avait brisé ses rêves.

Mais le sport lui en avait trouvé d'autres. Elle avait essayé de nombreuses attelles avant de trouver celle qui lui correspondait le mieux, et aujourd'hui, rien ne pouvait l'empêcher de venir chaque jour s'entraîner sur la piste. Au centre, elle était devenue la reine du 800 mètres.

***

Ce jour-là, je m'étais promis de sortir plus souvent, et j'avais plus ou moins respecté cet engagement. J'avais encore du mal à mettre un pied dehors seul, je préférais avoir quelqu'un pour me distraire des regards emplis de pitié ou de curiosité. Mais je sortais, et c'était déjà un grand changement. Elle le savait, et je surprenais parfois, dans son regard, une lueur de malice et de fierté, une sorte de « Je te l'avais bien dit ! » affectueux et tendre.

Aujourd'hui, je la regarde courir avec, moi aussi, ce petit sourire en coin. Ma propre fierté. Elle finit son tour de piste, s'arrête pour noter son temps, va boire une gorgée d'eau et lève les yeux. Elle me cherche du regard, et quand elle me trouve, son visage arbore aussitôt un air de surprise et de joie mêlées. Elle s'approche, je l'attends.

« Je t'avais bien dit que je serais en béquilles avant la fin du mois de mars », dis-je avec un sourire narquois dans la voix.

Elle admet sa défaite sans tergiverser, et pose ses affaires sur le banc, dans un geste affreusement familier. Je connais ce mouvement par cœur, je pourrais dessiner la courbure de son dos qui se penche sur le côté, et cette mèche de cheveux rebelle qui s'échappe toujours de ses tresses à ce moment-là et que j'ai toujours, toujours, envie de ranger derrière son oreille.

Puis tout à coup, ses mains sont sur mes épaules, et j'entends, chuchotée au creux de mon oreille, cette phrase, cette rengaine, qui a bercé mes premières semaines de convalescence :

« Ferme les yeux, Abel... »

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