Tu regardes
La mer chatoyer
Sur la toile noire brume à l’horizon
Le soleil oblique
Frappe l’eau ricoche pétille
... [+]
L’enfant lui-même dit qu’il fallait la détruire. Pourtant il l’avait adorée cette poupée. A vrai dire c’était plutôt une petite figurine de plastique, un vague bonhomme aux yeux et au nez ronds, qui ne souriait pas. Elle tenait à l’aise dans une poche, même une poche d’enfant et il ne se privait pas de la trimballer partout. Il l’avait nommée mais pour rien au monde je ne prononcerai son nom aujourd’hui.
La famille habitait une maison isolée sur le plateau ardéchois et, cette année là, bien qu’habitués au froid mordant de janvier et à la terrible burle qui façonne les congères, nous n’avions jamais connu un tel hiver. Les températures chutèrent à moins 20 degrés au début du mois et le jour dont je vous parle elles plafonnaient à moins quinze. Ce jour-là l’enfant me tendit la figurine et me demanda de la détruire. « Ce sera facile, elle est dure comme de la pierre à cause du froid. Tu n’as qu’à la jeter très fort contre le mur et elle va se casser. » Je n’étais qu’une employée de maison et j’hésitai. N’allait-on pas me réprimander pour avoir cassé le jouet du petit ? Mais je me devais aussi de lui obéir. Je lui demandai pourquoi il voulait casser ce jouet qu’il aimait tant. Il risquait d’être bien triste et il serait trop tard pour revenir en arrière.
« Elle est méchante ». Je hochai la tête car j’étais d’accord avec lui. Elle avait un air malsain que je ne pouvais expliquer. Peut-être son absence d’expression. Ou alors parce que, parfois, quand il jouait avec il me semblait apercevoir au fond de ses yeux ronds et sombres une malice venue des fonds de l’enfer.
Voyant que j’hésitais, il me pressa et dit que quelque chose d’horrible allait arriver, que c’était la poupée qui en serait la cause. Vous imaginez, monsieur, mon indécision. Cependant j’éprouvai soudain une grande terreur. En effet, alors que nous nous tenions sur le seuil de la grande maison et que le crépuscule assombrissait les bois alentour, je crus voir un sourire carnassier se dessiner sur la face inexpressive de l’infâme poupée. Je frissonnai.
Alors je pris le petit objet de la main du garçon et le lançai de toutes mes forces contre le mur.
Il éclata en morceaux que je ramassai soigneusement et que j’allai jeter au fond du jardin, le plus loin possible. Nous rentrâmes au moment où un grand vent chargé de neige se levait. Les jours qui suivirent, nous ne pûmes sortir.
Au cours de la première soirée, l’enfant parut serein et comme débarrassé d’un poids trop lourd pour ses frêles épaules. Lorsque la mère lui demanda où était sa chère poupée il répondit qu’il l’avait perdue dans la neige et qu’hélas il ne la retrouverait sans doute pas avant le dégel. Je serai toujours ébahie par la faculté de dissimulation des jeunes enfants qu’on dit innocents ! La première nuit fut paisible malgré les hurlements de la burle qui malmenait la charpente de la vieille maison. Au matin, le paysage familier avait disparu sous trois mètres de neige, ce qui n’était jamais arrivé. Un silence absolu régnait et tout le monde entendit mon cri lorsque je devinai dans la cuisine sombre-l’électricité était coupée- la petite figurine ronde posée sur la table.
Intacte.
On accourut et la mère fronçant les sourcils me tança : « Voyons Marie, que vous arrive-t-il ? Allez plutôt apporter son jouet à mon fils. » Mais je restai paralysée par l’effroi et on finit par appeler l’enfant qui, feignant la joie, la prit et l’emporta. Je le retrouvai plus tard devant le poêle à bois qui, bourré jusqu’à la gueule, vibrait et grognait comme un dragon. Il me regarda et me demanda d’ouvrir la porte du poêle. Je fis ce qu’il me demandait et il jeta la poupée dans les braises. Je refermai prestement de peur qu’elle ne soit capable de ressortir dans l’instant. Il me regarda mais ne dit rien. Il ya avait comme un renoncement dans son regard. Bien sûr elle revint. Je la retrouvai en haut de l’escalier, le lendemain. Sur son visage, le sourire du Malin. Je ne vais pas vous raconter toutes nos tentatives pour détruire cet être maléfique, je ne vais pas non plus dénombrer les fois où je le retrouvais sur mon chemin, satisfait et monstrueux. Cette chose, je ne peux la désigner autrement, si minuscule, avait acquis en peu de temps une puissance stupéfiante et menaçait de nous rendre fous. Pourtant ce n’est pas ce qui arriva.
Une semaine entière était passée, durant laquelle, comme je l’ai déjà dit, personne ne put sortir tant le froid était vif et la couche de neige si épaisse que nous ne pouvions ouvrir ni la porte ni les fenêtres. La pénombre s’installa dans chaque pièce et la lumière tremblotante des bougies donna à la maison des allures de sépulcre. Les membres de la famille et moi-même glissions sans bruit comme des fantômes. Au début, la famille vécut la situation comme une parenthèse presqu’amusante et chacun fit preuve de patience et de bonne humeur. Puis, peu à peu une grande tension s’installa, des disputes éclatèrent, de plus en plus fréquentes. La grande maison solide devint une prison froide et oppressante. Impossible d’aller chercher du bois, la neige ayant condamné toutes les issues. La température chuta à l’intérieur aussi et tous, nous nous recouvrîmes de couches de plus en plus nombreuses de vêtements qui nous donnaient l’allure de bibendums maladroits à la merci de l’infâme petite créature. Nous attendions, l’enfant et moi, l’horreur qui allait nous engloutir d’un jour à l’autre, d’une heure, d’une minute à l’autre. Il était de plus en plus pâle, comme transparent à mesure que la créature, elle, semblait grandir, se nourrissant de notre peur et de l’agressivité qui nous dressait les uns contre les autres.
Je n’ai encore rien dit, me semble-t-il, du père. Cet homme était le calme et la gentillesse incarnés. Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours une attention bienveillante envers chacun, y compris moi-même. Nous l’adorions. Il était notre phare dans la tempête, le roc auquel la famille était arrimée. C’est pourquoi, monsieur, je n’aurais jamais cru que ce fût lui qui commît l’innommable.
La dernière nuit, après un repas froid constitué de morceaux de pain rassis et des derniers bocaux de tomates que j’avais préparés l’été précédent, nous allâmes nous coucher, moroses et silencieux. Dehors aucun signe de changement, la température frôlait toujours les moins quinze. Un nouvel âge glaciaire semblait s’installer durablement.
Ce qui se passa dans la maison par la suite, je ne pourrais le raconter tant l’horreur me noue la gorge. Sachez seulement que ce père merveilleux se transforma en un démon déchaîné et qu’il les tua tous. Méthodiquement, la mère et les quatre enfants. Il entra dans chaque chambre et les poignarda. Oh Mon Dieu ! Que de sang ! Tout cela sans bruit. Quand il entra dans ma chambre, livide et épuisé, j’eus la force de le repousser et je pus descendre les escaliers quatre à quatre puis je me cachai dans le cellier. Il ne me chercha pas et retourna simplement dans le salon où, assis sur un fauteuil, il se mit à fredonner une étrange et triste mélopée.
Au matin le soleil secondé par un vent chaud avait fait fondre suffisamment de neige pour que je puisse pousser légèrement la porte d’entrée et que je me glisse à l’extérieur. Lui, semblait dormir.
Je courus dans la neige molle. Une fois, je me retournai et je vis derrière la fenêtre de la cuisine, la neige avait fondu car elle est au soleil le matin, je vis l’ignoble figurine. Et malgré la distance j’aperçus son sourire infiniment satisfait et ma terreur redoubla.
Je fuis jusqu’à la route, il me sembla que ça prenait des heures, et là le chasse neige passait. Je demandai au conducteur de m’amener jusqu’à la ville et je me rendis à la gendarmerie.
- Hum, dit le psychiatre, nous allons reprendre certains points de votre récit Marie, tout n’est pas clair. Mais pourquoi serrez-vous dans votre main cette petite figurine dont vous m’avez parlé ? Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était restée à la maison ?
La famille habitait une maison isolée sur le plateau ardéchois et, cette année là, bien qu’habitués au froid mordant de janvier et à la terrible burle qui façonne les congères, nous n’avions jamais connu un tel hiver. Les températures chutèrent à moins 20 degrés au début du mois et le jour dont je vous parle elles plafonnaient à moins quinze. Ce jour-là l’enfant me tendit la figurine et me demanda de la détruire. « Ce sera facile, elle est dure comme de la pierre à cause du froid. Tu n’as qu’à la jeter très fort contre le mur et elle va se casser. » Je n’étais qu’une employée de maison et j’hésitai. N’allait-on pas me réprimander pour avoir cassé le jouet du petit ? Mais je me devais aussi de lui obéir. Je lui demandai pourquoi il voulait casser ce jouet qu’il aimait tant. Il risquait d’être bien triste et il serait trop tard pour revenir en arrière.
« Elle est méchante ». Je hochai la tête car j’étais d’accord avec lui. Elle avait un air malsain que je ne pouvais expliquer. Peut-être son absence d’expression. Ou alors parce que, parfois, quand il jouait avec il me semblait apercevoir au fond de ses yeux ronds et sombres une malice venue des fonds de l’enfer.
Voyant que j’hésitais, il me pressa et dit que quelque chose d’horrible allait arriver, que c’était la poupée qui en serait la cause. Vous imaginez, monsieur, mon indécision. Cependant j’éprouvai soudain une grande terreur. En effet, alors que nous nous tenions sur le seuil de la grande maison et que le crépuscule assombrissait les bois alentour, je crus voir un sourire carnassier se dessiner sur la face inexpressive de l’infâme poupée. Je frissonnai.
Alors je pris le petit objet de la main du garçon et le lançai de toutes mes forces contre le mur.
Il éclata en morceaux que je ramassai soigneusement et que j’allai jeter au fond du jardin, le plus loin possible. Nous rentrâmes au moment où un grand vent chargé de neige se levait. Les jours qui suivirent, nous ne pûmes sortir.
Au cours de la première soirée, l’enfant parut serein et comme débarrassé d’un poids trop lourd pour ses frêles épaules. Lorsque la mère lui demanda où était sa chère poupée il répondit qu’il l’avait perdue dans la neige et qu’hélas il ne la retrouverait sans doute pas avant le dégel. Je serai toujours ébahie par la faculté de dissimulation des jeunes enfants qu’on dit innocents ! La première nuit fut paisible malgré les hurlements de la burle qui malmenait la charpente de la vieille maison. Au matin, le paysage familier avait disparu sous trois mètres de neige, ce qui n’était jamais arrivé. Un silence absolu régnait et tout le monde entendit mon cri lorsque je devinai dans la cuisine sombre-l’électricité était coupée- la petite figurine ronde posée sur la table.
Intacte.
On accourut et la mère fronçant les sourcils me tança : « Voyons Marie, que vous arrive-t-il ? Allez plutôt apporter son jouet à mon fils. » Mais je restai paralysée par l’effroi et on finit par appeler l’enfant qui, feignant la joie, la prit et l’emporta. Je le retrouvai plus tard devant le poêle à bois qui, bourré jusqu’à la gueule, vibrait et grognait comme un dragon. Il me regarda et me demanda d’ouvrir la porte du poêle. Je fis ce qu’il me demandait et il jeta la poupée dans les braises. Je refermai prestement de peur qu’elle ne soit capable de ressortir dans l’instant. Il me regarda mais ne dit rien. Il ya avait comme un renoncement dans son regard. Bien sûr elle revint. Je la retrouvai en haut de l’escalier, le lendemain. Sur son visage, le sourire du Malin. Je ne vais pas vous raconter toutes nos tentatives pour détruire cet être maléfique, je ne vais pas non plus dénombrer les fois où je le retrouvais sur mon chemin, satisfait et monstrueux. Cette chose, je ne peux la désigner autrement, si minuscule, avait acquis en peu de temps une puissance stupéfiante et menaçait de nous rendre fous. Pourtant ce n’est pas ce qui arriva.
Une semaine entière était passée, durant laquelle, comme je l’ai déjà dit, personne ne put sortir tant le froid était vif et la couche de neige si épaisse que nous ne pouvions ouvrir ni la porte ni les fenêtres. La pénombre s’installa dans chaque pièce et la lumière tremblotante des bougies donna à la maison des allures de sépulcre. Les membres de la famille et moi-même glissions sans bruit comme des fantômes. Au début, la famille vécut la situation comme une parenthèse presqu’amusante et chacun fit preuve de patience et de bonne humeur. Puis, peu à peu une grande tension s’installa, des disputes éclatèrent, de plus en plus fréquentes. La grande maison solide devint une prison froide et oppressante. Impossible d’aller chercher du bois, la neige ayant condamné toutes les issues. La température chuta à l’intérieur aussi et tous, nous nous recouvrîmes de couches de plus en plus nombreuses de vêtements qui nous donnaient l’allure de bibendums maladroits à la merci de l’infâme petite créature. Nous attendions, l’enfant et moi, l’horreur qui allait nous engloutir d’un jour à l’autre, d’une heure, d’une minute à l’autre. Il était de plus en plus pâle, comme transparent à mesure que la créature, elle, semblait grandir, se nourrissant de notre peur et de l’agressivité qui nous dressait les uns contre les autres.
Je n’ai encore rien dit, me semble-t-il, du père. Cet homme était le calme et la gentillesse incarnés. Jamais un mot plus haut que l’autre, toujours une attention bienveillante envers chacun, y compris moi-même. Nous l’adorions. Il était notre phare dans la tempête, le roc auquel la famille était arrimée. C’est pourquoi, monsieur, je n’aurais jamais cru que ce fût lui qui commît l’innommable.
La dernière nuit, après un repas froid constitué de morceaux de pain rassis et des derniers bocaux de tomates que j’avais préparés l’été précédent, nous allâmes nous coucher, moroses et silencieux. Dehors aucun signe de changement, la température frôlait toujours les moins quinze. Un nouvel âge glaciaire semblait s’installer durablement.
Ce qui se passa dans la maison par la suite, je ne pourrais le raconter tant l’horreur me noue la gorge. Sachez seulement que ce père merveilleux se transforma en un démon déchaîné et qu’il les tua tous. Méthodiquement, la mère et les quatre enfants. Il entra dans chaque chambre et les poignarda. Oh Mon Dieu ! Que de sang ! Tout cela sans bruit. Quand il entra dans ma chambre, livide et épuisé, j’eus la force de le repousser et je pus descendre les escaliers quatre à quatre puis je me cachai dans le cellier. Il ne me chercha pas et retourna simplement dans le salon où, assis sur un fauteuil, il se mit à fredonner une étrange et triste mélopée.
Au matin le soleil secondé par un vent chaud avait fait fondre suffisamment de neige pour que je puisse pousser légèrement la porte d’entrée et que je me glisse à l’extérieur. Lui, semblait dormir.
Je courus dans la neige molle. Une fois, je me retournai et je vis derrière la fenêtre de la cuisine, la neige avait fondu car elle est au soleil le matin, je vis l’ignoble figurine. Et malgré la distance j’aperçus son sourire infiniment satisfait et ma terreur redoubla.
Je fuis jusqu’à la route, il me sembla que ça prenait des heures, et là le chasse neige passait. Je demandai au conducteur de m’amener jusqu’à la ville et je me rendis à la gendarmerie.
- Hum, dit le psychiatre, nous allons reprendre certains points de votre récit Marie, tout n’est pas clair. Mais pourquoi serrez-vous dans votre main cette petite figurine dont vous m’avez parlé ? Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était restée à la maison ?