En voie...

Sur la tour Eiffel, le long du 1er étage, une corniche mentionne en lettres d'or les noms de 72 hommes célèbres, scientifiques, ingénieurs ou industriels, qui ont marqué leur époque.

- Vas-y, allume. Attention, ils arrivent.
- Ça traîne pas dis donc.
- Hé, vous ! Qu'est-ce que vous faites là ?
- On va pique-niquer quoi...
- C'est interdit. Vous vous croyez où ?
- Ben, au pied de la tour Eiffel hein.
- Eteignez-moi ça tout de suite !
- Oah, faut pas déconner. On va pas mettre le feu à la tour !
- On s'fait juste un p'tit vin chaud...
- Mais pas ici ! Et d'où sort ce réchaud ?
- Hé, on va pas faire un attentat à la bombe avec un camping gaz, mec on se fait juste des boissons chaudes quoi.
- Dégagez-moi d'ici vite fait.
- Mais quoi ? On s'est donné rencart cette nuit sous la tour pour fêter un anniversaire... Hé ! Z'avez pas plein de gens qui viennent se retrouver ici ?
- Et au poste, vous voulez vous y retrouver ?
- Bah z'êtes pas rigolos vous alors. Oh, ça va, ça va, laisse béton, pfou... Allez venez, on dégage...

Pendant que les complices occupent ainsi les services de sécurité, quatre agiles silhouettes de Musidora bondissent dans la nuit, se faufilent sur les piliers et commencent à s'élever à la force de leurs bras.

72 hommes.
Et pas une seule femme.

Pas même Sophie Germain, dont la théorie sur l'élasticité de la matière a probablement rendu possible la construction de cette même Tour Eiffel. Sophie Germain, ou Antoine Auguste Leblanc : puisqu'à l'instar de la botaniste Jeanne Barret obligée de se déguiser en homme, il lui a fallu usurper une identité masculine pouvoir étudier, attendu que l'enseignement était interdit aux filles, et pour exercer. En 1816, sa théorie sur l'élasticité des corps remporte le concours de l'Académie des sciences... mais l'académie découvre qu'il s'agit d'une femme et refuse de publier ses travaux. Et l'efface ainsi de l'Histoire.

Tandis que les services d'ordre raccompagnent ces fêtards intempestifs hors de l'enceinte de sécurité, les quatre silhouettes s'effacent dans les hauteurs, un peu tordues, plutôt gibbeuses, déformées par la bosse d'un gros sac à dos.

Combien ont été effacées de même ?

Il est vrai que l'Académie des Sciences n'a élu de femme dans ses rangs qu'à partir de 1979. Comme quoi on peut être une lumière sur le plan scientifique, mais briller par la misogynie encore davantage que par le génie.
Que Marie Curie n'y ait pas été admise, c'est la honte, et pas pour Madame Curie.

- Bon, personne ne s'est rendu compte de rien.
- On se le fait ce vin chaud ?
- En fait j'ai pas trop envie de boire moi. Faut pas qu'elles se loupent.
- T'inquiètes. Elles sont à leur affaire.
- Ouais... Je sais... Mais là c'est en solo intégral et c'est plutôt engagé.
- Ça, on a toutes eu le temps d'y penser quand on faisait les repérages et qu'on écrivait les bannières. Maintenant... On leur lèvera nos verres une fois qu'elles seront arrivées.

Posant là petit Bleuet, casseroles et gobelets, vin et autres alibis, les comparses s'adossent à un parapet et lèvent les yeux vers la tour : un monument phallique, tout à la gloire du virilisme flamboyant du 19e siècle, avec sa spécieuse liste d'hommes célèbres, là haut.

Là-haut où les silhouettes progressent silencieusement, cherchant leurs prises à mains nues sur le fer froid. Solitaires dans la performance et le danger, emplies à chaque geste par un enivrant sentiment de plénitude, et de maîtrise de soi-même et de ses actes. Et le vide, le gaz, partout autour, galvanisant comme un néant auquel on se soustrait. Mais toujours attentives à rester dans l'ombre.

Dans l'ombre, combien d'autres y sont restées comme Camille Claudel éclipsée par Rodin, Sofonisba Anguissola dont les toiles se voient attribuées au Titien, au Greco ou à Vinci. Éclipsées par leur époux, Marie-Anne Fragonard dont les tableaux sont imputés à Jean Honoré, Mileva Einstein pourtant sortie de l'institut polytechnique de Zurich avec les mêmes notes qu'un certain Albert, son futur mari, avec qui elle poursuit des recherches communes. Autre cible de l'effet Matilda, Lise Meitner n'a jamais reçu le Nobel. Quant à la chirurgienne Trotula de Salerne, c'est son existence même qui est mise en doute.

Après s'être battue contre vents et marées, contre œillères et préjugés, contre maints obstacles que les garçon ne trouvent pas en travers de leur route, et avoir surmonté bien plus de difficultés que leurs confrères, ces femmes atteignent le but qu'elles s'étaient fixé...mais on les gomme de l'Histoire. Les hommes n'aiment pas les rivaux, et encore moins les rivales.

Puis on entendra certains de ces messieurs arguer qu'il n'existe pas de grandes femmes artistes ou scientifiques.

A propos de braver les interdits et les entraves, quatre grimpeuses tout de noir vêtues progressent parmi les poutres. Les prises ne sont pas délicates, mais sur leur dos, des sacs légers mais volumineux ne les aident pas à se couler dans les entretoises. Enfin chacune atteint un point de repos et s'y installe pour attendre le moment propice. Que l'heure vienne de vider son sac.

Il est grand temps de restituer aux femmes une place plus équitable.

A commencer par Cléopâtre, dont le nez, parait-il, aurait pu changer la face du monde. Soit dit en passant, pourquoi devrait-il s'agir ici d'avoir eu un joli minois, plutôt que du flair pour gouverner son royaume ? D'un homme on aurait dit qu'il a du nez ! Mais d'une femme on évoquerait seulement la belle apparence...

Et comment se fait-il encore qu'un aventurier, ce soit un voyageur, un explorateur, voire un héros, mais une aventurière, c'est une femme qui a des amants - et pour des raisons vénales, qui plus est.

L'aventurière Jeanne Barret fait le tour du monde lors de l'expédition de Bougainville de 1766... Un tour du monde qu'en 1890, Nellie Bly accomplit en 72 jours, record de l'époque... Quelques décennies plus tard, Alexandra David-Neel n'a pas besoin de se grimer en homme, mais se déguise en vieille tibétaine et parcourt le Tibet à pied, sac sur le dos, pour atteindre Lhassa en 1924, à une époque où le pays est fermé aux occidentaux.

Après la fermeture, les derniers visiteurs ont quitté l'édifice. D'un rétablissement, les quatre grimpeuses posent pied sur la plate-forme du 1er étage et se délestent de leurs fardeaux. Il y a là dedans de longues bandes d'étoffe multicolore dont on dirait : rouge, jaune pour les sciences, la médecine, bleu, vert, pour les arts, les lettres, mauve pour la philosophie, ocre pour les explorations, gris pour la politique...

Pour mettre fin à l'invisibilisation des femmes, pour illuminer et enluminer qu'il a toujours existé des philosophes comme Hypatie, des médecins comme Hildegarde de Bingen, des peintres comme Artemisia Gentileschi, des exploratrices comme Ida Pfeiffer, des informaticiennes comme Ada Lovelace, des musiciennes comme Louise Farrenc, des trobairitz comme Béatrice de Die, des auteurs comme Aurore Dupin connue sous le nom de George Sand, des mathématiciennes comme Laura Bassi, des astronomes comme Jeanne Dumée, des architectes comme Jacquette de Montbron, des alpinistes comme Lucy Walker, des...

- Ça y est, elles y sont. Regardez !

Quatre banderoles bariolées apparaissent dans les lumières du 1er étage, s'étirent d'un côté à l'autre et se rejoignent aux angles comme une ceinture, et soudain se déploient en 72 longs rubans qui se déroulent, virevoltent et flottent dans le faisceau des projecteurs en un camaïeu de toile légère et colorée.
La dame de fer porte un jupon !

Un jupon de bannières cramoisies, indigo, pourpre, turquoise, citron, émeraude, où s'étalent en larges lettres les noms de Guda, Mavia, Marcia, Tamar, Meryt-Ptah, Aglaonice, Dhuoda, Christine de Pisan, Olympe de Gouges, Louise Labé, Azalaïs de Porcairague, Ermengarde de Narbonne, Yolande d'Aragon, Hélène Bertaux, Rosa Bonheur et Suzanne Valadon, Elisa Lariboisière, Émilie du Châtelet, Nicole Reine Lepaute, Louise Michel, Marie d'Agoult dite Daniel Stern, Marie de Gournay...

À la leur ! A elles, à nous, aux autres.