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Drame à l’Institut Superlificoquentieux
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« Mesdemoiselles, après le terrible drame qui a endeuillé notre Institut Superlificoquentieux de Grimoire-sur-Garhône, je vous demande de vous pencher sur le tapuscrit que nous avons découvert.
Wilhelmina et Walpurga, vos condisciples, retrouvées mortes carbonisées dans le pigeonnier, s'apprêtaient à publier à l'insu de l'équipe éducative un échange verbal aussi édifiant que déplorable.
Vous pourrez le lire sous le titre "Sororité" dans l'espace pédagogique de notre site internet. Vous y trouverez les exemples à ne pas suivre pour devenir de bonnes sorcières. La fin tragique de vos consœurs doit vous faire réfléchir. Cette lecture est obligatoire. Une discussion aura lieu demain matin en groupes de parole. Rendez-vous à l'amphithéâtre dès huit heures trente. »
Minerve Soupirombre, directrice de l'Institut Superlificoquentieux et chargée de l'enseignement de l'Éthique des Sortilèges, leva la séance du soir, et ses apprenties sorcières, à pas lents et le cœur bien lourd, regagnèrent l'aile des dortoirs.
L'enseignante était sûre de ce qu'elle faisait. Elle ne pouvait laisser régner le mensonge entre ses murs, quelles qu'en fussent les conséquences pour elle et pour l'école qu'elle avait créée.
La soirée fut studieuse dans les chambres des étudiantes. On ne plaisantait pas avec les ordres de Minerve Soupirombre, et les futures diplômées ou recalées à l'examen se plongèrent dans la lecture de ce document numérique.
Wilhelmina et Walpurga étaient les deux autrices de cet écrit. Le budget était soumis à des restrictions. Chaque binôme occupant une chambre ne disposait que d'un ordinateur et d'un seul mot de passe. Cela était censé favoriser le travail scolaire, mais avait aussi des effets pervers : chacune des deux sœurs avait pu lire les mots de l'autre.
Les étudiantes, dans chaque chambre, agglutinées à leurs écrans comme deux timbres-poste de collection sur une enveloppe de carte de vœux, parcouraient le texte en poussant moult petits cris de ravissement ou de frayeur. Elles buvaient avidement les confidences des deux sœurs, préparant les remarques qui feraient mouche auprès de leur enseignante et prouveraient leur envie de progresser et d'éviter les erreurs.
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Walpurga
Nous sommes deux sœurs jumelles, nées sous le signe du Scorpion. Mon prénom, je le tiens de la Nuit de Walpurgis, la fête printanière lors de laquelle nous bravons depuis la nuit des temps les interdits de l'Église.
Nous sommes scorpion toutes les deux, mais j'ai hérité de cet arachnide son côté piquant et agressif, tandis que ma sœur en a pris toute la sensibilité exacerbée. En confidence je ne crois pas à ces sornettes d'astrologie, matière obligatoire dans notre cursus. Mais il faut bien faire semblant, régurgiter le cours comme de bonnes élèves que nous sommes. Car nos cibles, elles, y croient.
Wilhelmina
Ma sœur ne cesse de m'envoyer des piques. Normal, nous sommes scorpion toutes les deux, mais la voir se conformer à tous les stéréotypes que véhicule ce signe astral auprès du grand public me déçoit profondément de sa part. Notre mère avait des vues très ambitieuses sur notre avenir. Nous devions intégrer une école beaucoup plus prestigieuse que cet Institut Superlificoquentieux au nom ridicule. Avez-vous remarqué ? Un nom ronflant ne laisse pas forcément augurer un enseignement de qualité.
Mais nos parents ont succombé tous deux à un accident : l'explosion de leur laboratoire d'alchimie lors d'une expérience un peu plus risquée que les autres. Notre mérite et notre zèle nous firent obtenir une bourse d'études dans cette école moins onéreuse.
Walpurga
Nos parents ont surtout commis des bévues impardonnables, mélangeant dans leurs préparations des ingrédients incompatibles qui ne pouvaient conduire qu'à une catastrophe. Des mélanges détonants, vous dis-je. C'est ce qui a conduit ma chère sœur à renoncer à toute ambition de trouver la formule de transmutation. Elle s'est reconvertie dans les herbes et les tisanes, la pauvre. C'est ce qu'elle a pris comme option facultative, bien dans l'air du temps. Mais croyez-vous que ses mélanges à elle soient plus performants que ceux de nos imbéciles de parents ?
Wilhelmina
Ma sœur se permet d'insulter nos géniteurs maintenant ! On aura tout vu ! Pas étonnant qu'elle ait pris Poisons comme option facultative alors que j'ai choisi Plantes thérapeutiques ! Pfff... facile de laisser traîner du datura, de la digitale et de la ciguë, mine de rien, à côté de ma sauge, de ma camomille, de ma menthe poivrée, de mon écorce de saule en poudre ! Elle croit peut-être que je ne connais pas la différence ? Elle me dit que mes recettes de potions et de remèdes, c'est gentillet et enquiquinant, c'est son mot. Elle a toujours préféré flirter avec la mort.
Walpurga
Wilhelmina, je sais que tu me lis. Je ne vais pas ruser plus longtemps avec toi. Tu caresses les pages des livres de formules magiques en croyant que la science de leurs auteurs va te pénétrer la peau tel un baume d'intelligence. Tu t'amouraches des maîtres du passé, tu inventes de fausses potions, des breuvages d'amour niais, des philtres si imbuvables que leurs destinataires, au lieu de les boire sans se douter de rien, pinceront les lèvres de dégoût avant d'en faire profiter discrètement une plante verte qui émettra des signaux d'alerte pour un début d'empoisonnement.
Pendant ce temps mon bouillon d'onze heures, délicieux de goût, fatal par destination, fait déjà merveille auprès des violeurs et des tortionnaires, car je fais œuvre utile, moi, je débarrasse la Terre des immondices et si tu crois m'en empêcher, relis mieux tes recettes de Bisounours, ma chère ! Ce n'est pas avec tes soupes à la guimauve que tu vas gagner ta vie !
Wilhelmina
J'ai tout compris, et toi Walpurga tu le sauras en lisant ces lignes. Arrête ton jeu sinistre avec moi. Peu importe ce qui arrivera. Je vais partir, te laisser à ta solitude, à tes monstres et à ta noirceur. Cette école n'est pas celle du diable et tu as voulu en faire l'antichambre de l'enfer. En partant je déchirerai notre pacte d'enfants, moi ta sœur trahie.
Walpurga
Je ponce les lacs je démonte les mers je déracine les arbres j'encolère les ouragans.
Toi tu lisses les vagues tu lénifies les orages tu éteins les braises tu polis les angles...
Toi tu lisses les vagues tu lénifies les orages tu éteins les braises tu polis les angles...
Nous sommes deux sœurs jumelles et jusqu'à la mort de nos parents tu m'avais toujours obéi. Mais il a fallu que tu découvres la vérité : c'est moi qui ai causé l'accident qui les a tués. Je ne supportais pas qu'ils te préfèrent ni que notre mère t'ait réservé en cachette la primeur de ses recettes de philtres et de potions. J'ai commencé par falsifier les proportions des ingrédients en utilisant un effaceur magique, d'où tes déboires avec les résultats. Ce fut le début de ton manque de confiance en toi, de ta peur. Demain tu me suivras de gré ou de force et tu expérimenteras avec moi mon nouveau sortilège : la graine de feu, ainsi que son antidote. Je ne te promets rien. Mais on s'était juré d'être ensemble à jamais. À la vie, à la mort.
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Il était minuit. Les jeunes sorcières en devenir avaient maintenant terminé leur lecture. Plongée dans un profond sommeil provoqué par les graines de pavot somnifère qu'elle avait ingérées dans son lait chaud, la directrice n'entendit pas le frôlement des chaussons de feutre des élèves ni les grincements du parquet ciré, pas plus que le cliquetis de la porte ouvrant sur le jardin. En catimini les jeunes filles unirent leurs chuchotements sous les rayons de la pleine lune et décidèrent que l'heure était grave. Il se tramait trop d'horreurs dans cette école.
À l'aube surgie des ombres, la directrice se leva, la tête encore embrumée. Mais à l'heure dite, l'amphithéâtre était désert. Les casiers des élèves, vidés. Leurs uniformes, introuvables et leurs cahiers, déchirés.
Les oiselles s'étaient toutes envolées.
Un texte tout en contraste, comme un Poudlard bien connecté. Chouette !
Deux jumelles natives du signe du scorpion aux traits identiques, au caractère très différent, deux sœurs que tout oppose, comme le Bien et le Mal, le blanc et le noir, le jour et la nuit, la Vie et la Mort. La première a pris en option "Poisons", la seconde "Plantes thérapeutiques", plantes toxiques ou bénéfiques, un choix révélateur de leur personnalité. L’une est dominante, l’autre est dominée, l’une est tout feu, tout flamme, l’autre tout en douceur, arrondit les angles, adoucit les aspérités.
Leur correspondance s’achève sur un terrible aveu : Walpurga mue par la jalousie, la vengeance, joue à l’apprentie-sorcière, met à exécution son plan diabolique, machiavélique, manipulatrice de formules, instigatrice d’un accident mortel au prix de la vie de leurs parents et puis du destin tragique des jumelles. L’histoire prend fin sur une note légère, j’avoue avoir été agréablement surprise par la chute, l’envol des oiselles. Un récit plaisant, empreint d’humour, de fantaisie et de gravité aussi, en lien étroit avec le thème traité sous un angle original. Un 💙 pour deux sœurs et tous mes vœux Fred pour la suite des événements.