Donnez-moi votre main, madame

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Nouvelles :
  • Policier & thriller
Elle est occupée à créer une composition où des roses blanches se mêlent aux freesias, aux délicats dianthus, aux alstroeméria et aux lisianthus violets. Je l'observe à travers la vitrine. Elle est ravissante dans son tablier vert et blanc qui souligne sa taille de guêpe. Ses mains travaillent d'un geste rapide et sûr. J'aime les regarder s'activer. De sa main gauche, elle attrape une nouvelle tige qu'elle glisse dans le bouquet qu'elle tient de l'autre main. Elle le fait tourner en l'observant puis, satisfaite, saisit un morceau de bolduc qu'elle enroule autour des tiges avant de le nouer. Elle emballe le bouquet dans du cellophane transparent, le glisse dans un vase lilas et va le déposer sur une étagère de la vitrine. Ce faisant, elle m'aperçoit et me sourit. Je lui rends la politesse puis la regarde s'éloigner. Ce soir, c'est décidé, je lui demanderai sa main.

Je prends une profonde inspiration avant de pousser la porte. Le bruit d'une clochette se fait tout juste entendre que voici ma petite fleuriste qui s'avance déjà vers moi.
— Bonjour monsieur. Je peux vous aider ?
— Je voudrais des roses, treize roses noires.
— Très bien. C'est pour un enterrement, je suppose. Je glisse une carte de condoléances entre les fleurs ?
— Ce ne sera pas nécessaire.
La jeune femme a repris sa place derrière le comptoir. Je l'observe, admirateur. De ses doigts agiles, elle actionne un sécateur et coupe en biseau les tiges puis elle confectionne le bouquet. Des doigts fins, élégants, aériens. Des doigts comme des lianes. Des mains comme des soucoupes, des raviers, des...
— Je rajoute un peu de verdure ?
— Pardon ? J'avais la tête ailleurs.
— De la verdure, vous en voulez ?
— Ça ne sera pas nécessaire.
Cinq minutes plus tard, je suis à nouveau sur le trottoir. Évidemment, je ne lui ai pas demandé sa main. Pas encore. C'est trop tôt. Pas ici. Pas comme ça. Le jour commence à décliner. Dans moins d'une demi-heure, elle baissera la grille de sa boutique et prendra la rue qui longe la voie ferrée. C'est là que je la retrouverai.

Confortablement installé dans ma voiture, je patiente. Tout est calme dans cette petite ville. Les badauds se font rares. Juste un vieil homme qui s'éloigne avec son chien. Le bouquet de roses est posé sur le siège passager. Je caresse les pétales veloutés, en arrache un, le porte à mon nez, le hume puis l'approche de mes lèvres, l'embrasse et le mange.

Des bruits de chaussures de femme se font enfin entendre. Des talons claquent sur le macadam. Un coup d'œil dans le rétro me confirme ce que je savais déjà. C'est elle. Elle avance d'un pas léger et décidé. Je la laisse dépasser mon véhicule puis en sors et lui emboîte le pas. Quelques instants plus tard, elle dort à l'arrière de ma voiture. Tout s'est passé sans encombre. Une adorable petite marque rouge habille maintenant sa jolie nuque. Une trace rouge comme une morsure, un baiser. L'aiguille s'est enfoncée avec tendresse. Je suis certain qu'elle a aimé.

Je démarre. « Je t'emmène, ma belle. La soirée est pour toi. Rien que pour toi. » Je règle le rétroviseur intérieur pour pouvoir l'observer. Ses longs cheveux, son visage fin et paisible et surtout ses mains, ses merveilleuses mains, fraîches comme des roses sous la rosée.

J'ai quitté la ville et roule maintenant en pleine campagne. Trois quarts d'heure de route. L'autoradio est resté éteint. Pas de bruits parasites entre nous. Que le ronronnement du moteur, l'odeur des fleurs, elle et moi. Moment délectable. Le portail est resté ouvert. Le véhicule roule sur les graviers puis s'immobilise devant l'entrée de ma demeure. D'un clic sur la télécommande le portail coulisse et se ferme. « Nous sommes arrivés, ma belle. Viens. » Je la sors de la voiture puis la prends dans mes bras. Elle pénètre dans la bâtisse telle une mariée.

Elle se réveille lentement. J'ai dû lui attacher les pieds et les poignets. Je n'avais pas le choix. Je regarde sa tête dodeliner de droite et gauche. Oh, ma belle, tu baves. Je sors de ma poche un mouchoir en tissu et essuie doucement ses lèvres. « Qu'est-ce qui se passe ? gémit-elle. Où suis-je ? » puis plus réveillée : « Je vous reconnais. Que me voulez-vous ? Détachez-moi. Détachez-moi ! » Elle a crié sa dernière phrase en me regardant avec effroi. J'ai frissonné. De plaisir. Je m'approche d'elle et détache le lien qui entrave son poignet gauche. Comme je m'y attendais, elle s'agite comme une furie, cherche à défaire ses autres liens. Je l'en empêche. Elle hurle après des secours qui ne viendront pas, me frappe, me griffe. Je porte une main à ma joue puis regarde mes doigts. Du sang. Je jubile. Diable que c'est bon ! « Encore ! » ai-je envie de réclamer, mais je me retiens.

Je me redresse et me saisis du bouquet de roses noires que j'avais posé sur la commode. Je m'agenouille face à la jeune femme.
— Elles sont pour toi, ma belle. Acceptes-tu de me donner ta main ?
— Laissez-moi partir, je vous en supplie.
Sa voix chevrote, sa bouche tremble, ses larmes coulent. Elle est tellement attendrissante lorsqu'elle a peur. Elle frôle la perfection.
— Pourquoi vouloir partir ? Nous sommes si bien ensemble. Sais-tu seulement la chance que tu as ?
— Vous êtes fou ! Complètement fou !
Oh oui, je suis fou. Fou d'elle. Fou du bonheur qu'elle m'offre.
— Je vais te faire don de l'éternité. L'éternité ! Entends-tu ça ?
Elle se remet à hurler. À s'en arracher les poumons. Je suis ivre. Ivre de bonheur. Je me saisis de sa main libre, la porte à ma bouche, m'imprègne de son parfum, la caresse, l'embrasse. Je lis l'horreur dans son regard. Je plaque sa main sur mon visage et l'y maintiens fermement. De mon autre main, j'enserre son cou. Elle étouffe. Lentement. Ses doigts se crispent sur ma joue, s'enfoncent dans ma chair. Je frémis, au comble de l'excitation. Mais son étreinte finit par diminuer jusqu'à disparaître totalement.

Je ressors de la cuisine, un couteau de boucher et un hachoir à la main. Je retrouve ma belle que j'allonge sur une bâche en plastique et remonte la manche gauche de son chemisier. Je glisse sous son bras une planche à découper. Je m'attelle consciencieusement à la tâche. Comme elle, j'aime le travail bien fait. Je connais les gestes par cœur. L'expérience a fait de moi un véritable Artiste. Après avoir tranché proprement les chairs, je coupe d'un coup sec de tranchoir le radius et le cubitus. Quelle merveille ! Je saisis un coffret, y dépose délicatement la main gauche de ma fleuriste. Je referme la boîte et y colle une étiquette sur laquelle j'ai griffonné quelques mots. Je descends à la cave. Contre le mur du fond, un congélateur réglé à la température de moins quinze degrés. Pas un degré de plus ou de moins. J'aime trop le nombre quinze, symbole de ma liberté. J'ouvre le tiroir du haut, y dépose mon trésor. La tentation est trop forte. Je ne peux résister au plaisir d'ouvrir le dernier tiroir, celui du bas. Je parcours d'un air rêveur les écrins qui y reposent. « 8/02/2004 – Ma surprenante secrétaire », « 27/08/2003 – Ma gentille doctoresse », « 12/05/2003 – Ma pétillante coiffeuse ». Et puis et surtout, ma toute première œuvre : « 16/11/2002 – Ma chère maman ». J'ouvre le boîtier et en sors la main de ma mère. Je la fais courir sur mes bras nus. J'en ai la chair de poule. Sa main remonte jusqu'à ma gorge, ma joue. La brûlure mordante me replonge en arrière. Je me souviens des gifles cuisantes de maman. Des coups violents qu'elle m'assénait à la moindre de mes erreurs. Des rafales de coups donnés de la main gauche. « La main du cœur », me disait-elle. De ses cris aussi. Et de mes doigts autour de son cou, le jour de mes quinze ans.

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