Dés à jouer

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Mes salutations vulpines ! :) Grenoblois de 28 ans, je scribouille pour faire voyager à moindre frais. J'aime la nature, les films des studios Ghibli, et prendre le temps de faire ce qui me plait ... [+]

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Gamble, c'est pas un mec comme les autres.
Les gens, ils mettent une éternité à se décider. Pas Gamble.

Gamble, il a toujours deux dés dorés. Comme ceux de Han Solo.
Quand il hésite, il farfouille dans sa poche droite, il en prend un, il le lance.
Résultat pair : c'est oui, il agit, il tente sa chance. Impair : très peu pour lui, il passe son tour !

C'est un joueur, Gamble, il suit toujours le choix de ses dés. Il aurait tort de s'en priver ! J'sais pas trop si c'est d'la chance, ou bien s'il maîtrise comme un dieu le roulement des dés. Les deux à la fois j'pense.

Mon frérot et moi, les études, ça nous tentait pas. Il joue aux dés, moi aux cartes, c'est tout, point barre. Un jour d'ennui, il a lancé ses deux dés : double six. Deux semaines après, on écumait tous les motels de la Route 66 aux States ! La belle vie, yep. On défiait quiconque se présentait sur notre route, on gagnait plus souvent qu'on perdait, et l'argent nous menait vers d'autres paris. En cas de doute sur la destination, les dés décidaient.

J'suis pas mauvais, mais Gamble il est cent fois au-dessus de moi. La bière qu'il sirote, elle est écumante de nuages, il est déjà au firmament des joueurs de légende. Y en a à Las Vegas qui l'appellent encore Golden Shake, ou Golden Check, j'sais plus trop. Ça fait un bail.

Certes, nous sommes les bienvenus à la Cité des paris. Mais Gamble, il a ses exigences. Au craps, pas question de jouer avec d'autres dés que ses porte-bonheurs bling-bling ! Pas mal de casinos nous ont refoulés à cause de ça, mais certains ont plus de jugeote. Avoir l'Indian Motorcycle de Monsieur Golden Shake stationnée juste devant son enseigne, c'est la garantie d'attirer une foule de joueurs potentiels.

On a fréquenté pendant pas mal de temps le Golden Nugget, y a des tables de craps mais aussi de texas hold'em poker. Chacun son commerce. Et une ambiance sympa aussi. J'aurais presque pu m'y faire des amis si nous n'avions pas la main aussi heureuse. Les journées s'écoulaient tranquillement, au tempo des cartes dévoilées, des jetons empilés, des rires de façade.

Et un jour, cette fille est arrivée à ma table de jeux. Complètement timbrée. Pas le genre à miser que sur du AK, ah ça non ! Une chance fabuleuse. Elle m'a sorti de la partie sur tapis, avec une quinte flush de cœurs complètement lunaire... J'ai filé la queue entre les jambes pour me laper un p'tit remontant.

Et c'est là que je l'ai vu. Mon frérot. Hors partie et accoudé au zinc du bar, il dévorait des yeux ma bâfreuse de jetons, qui brillait encore avec sa veine de débutante.

Alors, Gamble a plongé sa main dans sa poche, et il a lancé un dé. Une fois. Deux fois. Au troisième essai, j'ai reconnu un cinq, synonyme impair d'un non impératif. Pourtant, il relance encore une dizaine de fois. Et brusquement, alors que la belle chanceuse va s'carapater avec ses montagnes de jetons, il accourt pour aller lui causer.

Et négligé sur le comptoir : un dé esseulé avec un unique point vers le ciel. Impair.

C'est la seule fois que j'ai vu Gamble ne pas suivre le conseil de ses dés.

Aborder Daisy – ainsi s'appelle celle qui m'a plumé – n'aura pas été un impair pour mon frère. Il n'a pas traîné non plus pour la demander en mariage, un an plus tard. Toujours au Golden Nugget. Dans un petit écrin rouge, il lui a confié l'un de ses deux dés adorés, en lieu et place d'un trop conventionnel anneau. Tous les deux, ils aiment trop la liberté pour s'mettre un maillon de chaîne au doigt, et je... Nan, faut pas que j'chiale... pas devant lui...

On formait un trio incroyable. Et même, incroyable c'est pas assez fort. Les gens, ils savent pas c'que c'est d'jouer. C'est pas juste lancer des dés, abattre ses cartes, c'est pas des jeux de marmots. Même si nous étions des gamins, pour sûr ! Nous, on jouait avec la vie. La nuit, on brillait comme des étoiles, même sous le ciel illuminé de Las Vegas. Le jour, les chromes de nos motos éclaboussaient de rayons le désert. J'voudrais rejouer cette vie-là.

Jouer avec la vie...
Un camion a emporté celle de Daisy.
Sur des mètres et des mètres.
Une vie en miettes, des fragments dispersés... un mélange de sang et d'huile...
Dans les débris... on a seulement retrouvé intact le dé doré. Il est dans la poche de Gamble maintenant, nettoyé mais meurtri, il a retrouvé son compagnon d'infortune.

Les funérailles passées, on a tous les deux quitté Las Vegas, sans jamais y retourner. Nos chemins se sont séparés. Le silence nous a rendus distants. Un duo, c'est plus un trio.

J'ai pas vu les années s'éparpiller. Les jobs, les pépins, les sourires, les coups d'un soir, les regrets de toujours... ça défile. On s'retrouve bien tard, avec mon frère. Il a r'fait sa vie lui aussi, joué à d'autres jeux de dés, il est passé à autre chose, même si lui il a jamais voulu fonder de famille. Il a brûlé le carburant plus vite que moi... trop vite.

C'est la fin. Il a appelé que moi à son chevet. J'sais pas quoi lui dire, j'me retape mes souvenirs dans ma caboche, et lui on dirait qu'il contemple déjà l'au-delà, fixement. Le silence, encore, je ne veux plus le revivre...

... Quoi ?

Gamble me tend ses deux dés, au creux de sa main décharnée. Il souhaite que je les lance pour lui.

J'ravale mes sanglots. Ce dernier lancer, il n'a plus la force de le faire.

Les dés se bousculent sur le plateau. Ils sont bien agités, pareils à nous deux autrefois. Faut croire qu'on a déteint sur eux.

Ils stoppent enfin leur course.

Double un. Pas terrible.

Je me retourne vers Gamble. Dernier lancer, dernier soupir. Il m'a quitté sans un mot, mais apaisé que je sois là cette fois encore. Son regard vide... Je chiale.

J'ferme ses paupières. Et j'pose sur ses yeux clos les deux dés, le double un vers le ciel. Comme deux nouveaux yeux, éternels, pour qu'il puisse revoir Daisy.

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