Dernière ligne droite

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"Dernière ligne droite" est un texte très touchant, qui met en lumière deux athlètes parfaitement engagés dans leur sport. Une approche du sport

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Leurs foulées synchrones caressent la piste, leurs cœurs battent à l'unisson, leurs souffles fusionnent dans l'atmosphère surchauffée. Paul et Victoria, jumeaux dizygotes, ne forment plus à cet instant qu'un seul être transcendé par l'épreuve que l'un et l'autre ont dû affronter. Ensemble. Unis comme dans le bain amniotique dans lequel ils avaient flotté. Liés par le destin qui les avait frappés avec la violence dont il est capable. Une ligne droite, il reste cette satanée dernière ligne droite et le mauvais sort sera définitivement conjuré.

La pratique de la course à pied était une évidence pour Paul et Victoria, elle était inscrite dans leurs gènes communs. Portée par la passion de leur mère, Anna, ex-championne de France du 400 mètres, la fratrie avait foulé très tôt le tartan d'une piste d'athlétisme. Le complexe sportif situé à proximité de la résidence familiale était rapidement devenu leur jardin d'enfants. À l'âge de 5 ans, après la séparation de leurs parents, ils y accompagnaient déjà Anna qui avait embrassé une seconde carrière sportive de manager des équipes de sprint du club municipal, sa première ayant pris fin à l'arrivée de ses jumeaux. Quels que soient les caprices de la météo, les deux bambins assistaient aux séances d'entraînement encadrées par leur mère. Avec drôlerie, ils imitaient ses gestes lorsqu'elle montrait par l'exemple à ses jeunes athlètes quelle devait être l'amplitude idéale d'une foulée, combien le balancement souple des bras était déterminant ou comment pousser efficacement sur ses pieds et optimiser sa propulsion.

Jusqu'à leur adolescence, cet engagement total d'Anna dans sa mission avait forcé leur admiration. Tout ce temps passé à transmettre sa passion aux jeunes adultes dont elle s'occupait principalement, elle ne le leur avait pas volé. Au contraire, elle le leur avait fait intelligemment partager, gageant qu'un des plus beaux cadeaux que puisse faire une mère à ses enfants était de leur faire découvrir et aimer les principes et les valeurs que le sport inocule à ses pratiquants. Son épanouissement en tant que coach – par un don de soi inconditionnel – et l'image positive qu'elle renvoyait profiteraient à ses jumeaux, elle en était certaine.

À 15 ans, Paul et Victoria étaient devenus de jeunes sprinteurs accomplis et leurs performances exceptionnelles laissaient augurer un avenir plein de promesses. Ils impressionnaient leur entourage sportif par leur abnégation, leur volonté sans failles de progresser en s'infligeant des séances d'entraînement d'une rare intensité pour des adolescents. Souvent, on pouvait les apercevoir à l'aube, courant autour de la piste d'athlétisme, la meilleure façon selon eux de démarrer leur journée de collégiens. Après les cours, une fois leurs devoirs faits, ils n'hésitaient pas certains soirs à retourner au stade pour renforcer leurs points forts et améliorer leurs points faibles. Leur mère n'intervenait que très peu dans cette préparation exigeante et parfaitement maîtrisée. En l'observant pendant des années, ses enfants avaient compris l'essentiel. Mais ce qui se dégageait avant tout de Paul et Victoria, c'était leur complicité fusionnelle. En plein effort, pendant leurs séances, ils parlaient peu, se contentant de communiquer par les sourires qu'ils s'adressaient et par lesquels ils se signifiaient mutuellement le bonheur simple d'être ensemble.

Cette dernière ligne droite s'annonce terrible. Ne rien lâcher, pas maintenant. Dépasser la souffrance qui irradie les muscles au bord de la tétanie. Se nourrir de la force de l'autre. Sentir le souffle d'Anna qui les pousse. Victoria se crispe, Paul le sent et l'encourage. Comme il le fait quotidiennement depuis cinq ans...

Lorsqu'il avait appris l'accident de sa sœur par un appel téléphonique d'Anna, Paul s'était rendu immédiatement à l'hôpital local. Il avait sprinté pendant deux kilomètres, la rage accrochée aux tripes, les poumons en feu et les larmes aux yeux. Il avait découvert Victoria momifiée sur son lit, quatre fractures des jambes, une du bassin. Pourtant, ce qui avait surtout happé son regard, c'était le bandage épais, tacheté de sang, qui recouvrait les yeux de sa sœur. Victoria, elle, n'avait plus de regard.

Au moment de l'impact fatal avec le camion-poubelle, la jeune fille avait été projetée de sa trottinette électrique vers la clôture en acier longeant la rue étroite qu'elle empruntait parfois pour se rendre au lycée. Les piques acérées du haut de la clôture avaient déchiré le haut de son visage : son œil droit avait été énucléé, le gauche entaillé sur toute sa longueur ne laisserait plus jamais passer qu'un mince filet de lumière. Victoria ne verrait plus.

Dans la semaine qui avait suivi, Paul avait contacté la Fédération française handisport. Il avait pris tous les renseignements nécessaires afin de s'inscrire à une formation pour devenir guide d'aveugle au service des déficients visuels pratiquant la course de vitesse. Son projet avait pris corps dès le diagnostic posé par les chirurgiens ophtalmologues qui avaient opéré sa sœur. Victoria ne verrait plus, mais elle continuerait de courir, et de courir vite, très vite. Paul s'y était engagé auprès d'elle alors que le désespoir menaçait de la ronger et d'atrophier son envie de vivre. Il fallait réagir et agir vite. Victoria avait aussitôt ressenti la détermination de son frère, elle avait deviné son sourire.

Les clameurs fusent des tribunes bondées du Stade de France. La chaleur de ce début du mois de septembre 2024 est accablante, comme c'est le cas depuis que les jeux paralympiques de Paris ont débuté dix jours plus tôt. Les cris qui dégringolent des gradins s'adressent aux coureuses et à leurs accompagnateurs, débouchant à l'entrée de la dernière ligne droite de la finale féminine du 400 mètres de la catégorie « déficientes visuelles », à ce moment crucial où tout va se décider. La Française Victoria Périssol, 23 ans, est la favorite de l'épreuve. Elle occupe la deuxième place et semble en difficulté dans cette fin de course.

Il reste 80 mètres. Rattachée à son frère par une fine cordelette qui relie leurs poignets, Victoria ne trouve plus en elle les ressources mentales pour dépasser sa rivale pourtant si proche dans un couloir sur sa gauche. Elle n'a pourtant qu'un petit mètre de distance à combler, elle entend la respiration de son adversaire, elle sent son parfum. Alors qu'elle paraît accepter sa défaite, Paul lui hurle : 
— Un mètre ! Souviens-toi ! Amplitude de la foulée, balancement des bras, poussée des pieds ! 

Une vision soudaine surgit dans l'esprit de la sprinteuse, celle des moments de son enfance passés au bord de la piste d'athlétisme où sa mère prodiguait des conseils d'experte à ses jeunes disciples. Aussitôt, cette image mentale la métamorphose et lui insuffle le supplément d'énergie dont elle avait besoin. Sa foulée devient plus ample qu'elle ne l'a jamais été, ses bras se balancent avec une souplesse idéale et ses pieds poussent avec une force inouïe à chaque appui sur la piste.
— Tu es devant ! Continue ! l'exhorte Paul qui a calqué discrètement sa cadence de course sur celle de sa sœur comme on le lui a enseigné lors de sa formation de guide pour athlètes malvoyants.
Il ne reste que 20 mètres avant l'arrivée. Non seulement Victoria a dépassé son infortunée rivale, mais désormais elle a creusé un écart suffisant pour se permettre d'apprécier les toutes dernières foulées qui la portent vers ce triomphe espéré, mais si difficile à concrétiser. Elle passe la ligne d'arrivée avant Paul comme le règlement l'exige. Le stade de France est debout et exulte. Les jumeaux ralentissent, s'arrêtent et s'enlacent. Tous deux ne font qu'un.

Quelque part dans les tribunes, au milieu des 80 000 spectateurs, Anna songe à l'imperfection du dernier virage de Victoria, juste avant l'entrée dans la dernière ligne droite. « Il faudra améliorer ça ! » pense-t-elle en essuyant une larme qui perle sur sa joue.
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