De tout l'hiver, madame Nogami ne vit que trois petites lucioles oscillant inlassablement dans une nappe de brume. Mais c'est surtout leur chant qui l'étonna, une suite de notes égales, comme une ... [+]
Sur le tarmac de l’aéroport d’Irkoutsk, Phil et moi, nous maudissions Sylvain Tesson. Le thermomètre indiquait -25°. Stan, lui, jubilait. Il était arrivé à ses fins, tous les trois, nous allions vivre une expérience intense, inspirée de son livre adoré : Dans les forêts de Sibérie.
Allez, les gars, ne faites pas des têtes pareilles ! Une cabane sur les bords du Baïkal, c’est quand même autre chose qu’une raclette à Courchevel.
Stan, candidat au grand frisson, n’était pas téméraire au point de partir seul. L’aventure, oui, mais accompagné de ses deux meilleurs copains, c’était plus prudent. Bref, il nous avait embobinés. Et voilà comment, engoncés dans nos parkas fourrées de duvet d’oie, nous guettions un dénommé Egor, correspondant de l’agence Freezing Trip, à Irkoutsk. On ne peut pas dire que la tronche du type qui brandissait l’écriteau « Mr STAN LEFORT » nous rassura. Son 4×4, encore moins. Quant à sa conversation, elle se limitait à quelques borborygmes, résidus d’un globish mal digéré. Notre transfert vers le Baïkal fut interminable, glacial et sinistre.
À notre arrivée, le constat était implacable : dix jours, coupés du monde, à trois dans 15 m², sans aucun confort. Merci Tesson !
À l’extérieur, la température n’affichait que -15°. Un « redoux » inespéré, paraît-il. La seule bonne nouvelle !
Avant la nuit, il fallut fendre le bois, allumer le poêle, installer nos affaires, dresser l’inventaire des vivres. Stan surjouait un plaisir que Phil et moi avions bien du mal à partager. Dans notre « isba », on atteignait péniblement les 6°. Ça promettait !
Force est de constater que l’être humain s’adapte à tout, même au froid sibérien, aux conserves insipides, à l’eau puisée au fond d’un trou percé dans glace. En échange, le Baïkal nous offrait ses sublimes paysages. Mais, la Sibérie peut se montrer sournoise, le soi-disant redoux n’était que le signe avant-coureur de la tempête à venir.
En pleine nuit, elle nous surprit par sa violence. Sous l’effet de puissances obscures, la forêt craquait de toutes parts, nos murs tremblaient. Des vents d’une force inouïe pulsaient un air glacial sous notre porte. Tous les trois, pour empêcher qu’elle ne cède, nous la retenions de tout notre poids. Il y allait de notre survie. C’était terrifiant. Au matin, les bourrasques secouaient toujours notre pauvre abri, mais nous étions saufs. Le bois allait manquer, le feu s’éteindre.
C’était à mon tour d’assurer. Dehors, la neige tombait à gros flocons, on n’y voyait rien. Heureusement, le bûcher se situait à proximité de la cabane. J’accomplis ma corvée au plus vite. À mon retour, lorsque Phil et Stan me virent sur le seuil, les bras bien chargés, ils se figèrent avant de bafouiller :
C’est quoi ce truc, Ben ?
Dans la brassée de bois, Stan désignait une branche aux formes courbes.
Regarde celle-ci, elle est vraiment trop bizarre, on dirait...
Un bras, s’écria Phil.
La branche légèrement cintrée se terminait par un nœud prenant l’aspect d’un poing menaçant. Stan, se prévalant de son passage éclair en première année de médecine, l’examina d’un œil circonspect. Il fut catégorique :
C’est un membre humain, sectionné au niveau de l’épaule, plutôt bien conservé par le gel.
Phil tourna de l’œil. Quant à moi, je pestai contre Stan, Tesson et son satané bouquin qui nous avaient mis dans ce fichu pétrin.
Pour reprendre nos esprits, un seul remède : la vodka. Une posologie, proportionnelle à la gravité de la situation, nous mit dans un état second. De son côté, le bras entama son lent dégel. Peu à peu, il retrouvait ses couleurs.
Je crois qu’il a bougé.
C’est le dégel, les chairs se détendent, c’est un phénomène normal. De toute façon, il est mort !
Je te dis qu’il a bougé, l’index se relève, regarde le poing commence à s’ouvrir.
Tout en sirotant notre vodka, nous poursuivions nos observations.
Je crois qu’il saigne.
Impossible, il est mort. Quelques humeurs, tout au plus.
Je te dis qu’il saigne, tout à l’heure ça goûtait gentiment, maintenant il saigne... vraiment.
Le liquide, épais, giclait par brèves saccades pour former, sur le sol, un début de flaque rouge.
Et puis, les doigts se détendirent, s’agitèrent tandis que le sang pulsait de plus en plus fort.
Il faut faire quelque chose, proposa Phil, un garrot, un pansement, quelque chose, quoi !
En homme de sciences, Stan observa le phénomène et conclut que l’hémorragie allait s’arrêter toute seule. Sauf, que la pression du jet augmentait d’heure en heure, la flaque se répandait, sous la table, sous nos pieds. Nous devions agir avant que nous ne pataugions dans une mare visqueuse. C’était immonde.
Phil proposa de rapporter le bras là où je l’avais trouvé. Mais, en fait, personne n’osait trop y toucher, c’était vraiment répugnant. Stan se dévoua, il s’en approcha, le saisit à deux mains, se dirigea vers la porte. C’est alors que le bras se contracta violemment, sa main agrippa Stan à la gorge, le projeta contre le mur, l’étrangla. Le pauvre se débattit, étouffé, asphyxié, les yeux révulsés. Phil et moi avons eu bien du mal à le délivrer de cet étau. Il était temps, les ongles avaient pénétré les chairs provoquant de vilaines griffures dans le cou. Une fois calmé, le bras se remit à saigner.
On s’organisa comme on put. Même le garrot n’arrêta pas le flux. Le bras gonflait et finissait toujours par exploser en geysers éclaboussant les murs. On réquisitionna une marmite pour recueillir le trop-plein d’hémoglobine ; à tour de rôle, nous allions la vider dans la neige.
Du centre de la table, le bras prit le contrôle sur nos faits et gestes. Nous n’osions plus bouger, plus parler. Nos moindres mouvements suscitaient des réactions hostiles. On pensa à le ligoter, le brûler, l’enterrer. Impossible, il déjouait tous nos plans. Un matin, il s’empara d’un couteau, nous menaça, nous interdit de sortir. Nous étions séquestrés, livrés à sa merci. Parfois, quand il semblait dormir (si l’on peut dire), nous nous échappions pour prendre l’air. Mais, comment survivre par -15°, à des dizaines de kilomètres de toute présence humaine ? Penauds, nous finissions toujours par rentrer. Le séjour tournait au cauchemar. La nuit, pour assurer notre sécurité et vider régulièrement la marmite, nous organisions des tours de veille. Et ce sang qui coulait, coulait et nous donnait la nausée ! Prostrés, sur nos grabats, nous étions soumis au bon vouloir du tyran. Il nous giflait, sans raison, par surprise, en prenant un malin plaisir à nous souiller de son sang. Parfois, il tressautait comme ces poissons hors de l’eau sentant venir leur fin prochaine. Cette soudaine nervosité le rendait encore plus terrifiant.
Nous attendions le retour d’Egor, notre seul espoir.
Deux jours avant notre départ, le bras disparut. Plus aucune trace de sang, au point que nous commencions à douter de la réalité de ce que nous avions vécu. Phil crut que nous avions été victimes d’une hystérie collective. Stan penchait plutôt pour des hallucinations causées par de la vodka frelatée. Le Baïkal nous mit tous d’accord, notre séjour touchait à sa fin, nous allions en profiter.
Au matin du dixième jour, un 4×4 de l’agence Freezing Trip se pointa à l’horizon. Au volant, pas d’Egor, mais une jeune Russe, Elena qui parlait le français à la perfection. Elle nous expliqua qu’elle remplaçait Egor, victime d’un sale accident :
Le pauvre, un mélèze s’est abattu sur la piste, juste au moment où il passait avec son 4×4. Quel malheur ! Dieu merci, deux types ont réussi à le désincarcérer, à coups de hache. Une vraie boucherie ! Il est vivant, mais il a perdu un bras dans la bataille. Perdu au milieu de la taïga ! Il ne s’en remet pas.
Face à notre silence embarrassé, elle conclut :
Il paraît que c’est le syndrome du membre fantôme.
Dans l’avion du retour, tandis que Phil et moi, nous tentions d’oublier cet horrible cauchemar, Stan, lui, se plongeait dans le dernier Tesson : La panthère des neiges. Tout un programme !
Allez, les gars, ne faites pas des têtes pareilles ! Une cabane sur les bords du Baïkal, c’est quand même autre chose qu’une raclette à Courchevel.
Stan, candidat au grand frisson, n’était pas téméraire au point de partir seul. L’aventure, oui, mais accompagné de ses deux meilleurs copains, c’était plus prudent. Bref, il nous avait embobinés. Et voilà comment, engoncés dans nos parkas fourrées de duvet d’oie, nous guettions un dénommé Egor, correspondant de l’agence Freezing Trip, à Irkoutsk. On ne peut pas dire que la tronche du type qui brandissait l’écriteau « Mr STAN LEFORT » nous rassura. Son 4×4, encore moins. Quant à sa conversation, elle se limitait à quelques borborygmes, résidus d’un globish mal digéré. Notre transfert vers le Baïkal fut interminable, glacial et sinistre.
À notre arrivée, le constat était implacable : dix jours, coupés du monde, à trois dans 15 m², sans aucun confort. Merci Tesson !
À l’extérieur, la température n’affichait que -15°. Un « redoux » inespéré, paraît-il. La seule bonne nouvelle !
Avant la nuit, il fallut fendre le bois, allumer le poêle, installer nos affaires, dresser l’inventaire des vivres. Stan surjouait un plaisir que Phil et moi avions bien du mal à partager. Dans notre « isba », on atteignait péniblement les 6°. Ça promettait !
Force est de constater que l’être humain s’adapte à tout, même au froid sibérien, aux conserves insipides, à l’eau puisée au fond d’un trou percé dans glace. En échange, le Baïkal nous offrait ses sublimes paysages. Mais, la Sibérie peut se montrer sournoise, le soi-disant redoux n’était que le signe avant-coureur de la tempête à venir.
En pleine nuit, elle nous surprit par sa violence. Sous l’effet de puissances obscures, la forêt craquait de toutes parts, nos murs tremblaient. Des vents d’une force inouïe pulsaient un air glacial sous notre porte. Tous les trois, pour empêcher qu’elle ne cède, nous la retenions de tout notre poids. Il y allait de notre survie. C’était terrifiant. Au matin, les bourrasques secouaient toujours notre pauvre abri, mais nous étions saufs. Le bois allait manquer, le feu s’éteindre.
C’était à mon tour d’assurer. Dehors, la neige tombait à gros flocons, on n’y voyait rien. Heureusement, le bûcher se situait à proximité de la cabane. J’accomplis ma corvée au plus vite. À mon retour, lorsque Phil et Stan me virent sur le seuil, les bras bien chargés, ils se figèrent avant de bafouiller :
C’est quoi ce truc, Ben ?
Dans la brassée de bois, Stan désignait une branche aux formes courbes.
Regarde celle-ci, elle est vraiment trop bizarre, on dirait...
Un bras, s’écria Phil.
La branche légèrement cintrée se terminait par un nœud prenant l’aspect d’un poing menaçant. Stan, se prévalant de son passage éclair en première année de médecine, l’examina d’un œil circonspect. Il fut catégorique :
C’est un membre humain, sectionné au niveau de l’épaule, plutôt bien conservé par le gel.
Phil tourna de l’œil. Quant à moi, je pestai contre Stan, Tesson et son satané bouquin qui nous avaient mis dans ce fichu pétrin.
Pour reprendre nos esprits, un seul remède : la vodka. Une posologie, proportionnelle à la gravité de la situation, nous mit dans un état second. De son côté, le bras entama son lent dégel. Peu à peu, il retrouvait ses couleurs.
Je crois qu’il a bougé.
C’est le dégel, les chairs se détendent, c’est un phénomène normal. De toute façon, il est mort !
Je te dis qu’il a bougé, l’index se relève, regarde le poing commence à s’ouvrir.
Tout en sirotant notre vodka, nous poursuivions nos observations.
Je crois qu’il saigne.
Impossible, il est mort. Quelques humeurs, tout au plus.
Je te dis qu’il saigne, tout à l’heure ça goûtait gentiment, maintenant il saigne... vraiment.
Le liquide, épais, giclait par brèves saccades pour former, sur le sol, un début de flaque rouge.
Et puis, les doigts se détendirent, s’agitèrent tandis que le sang pulsait de plus en plus fort.
Il faut faire quelque chose, proposa Phil, un garrot, un pansement, quelque chose, quoi !
En homme de sciences, Stan observa le phénomène et conclut que l’hémorragie allait s’arrêter toute seule. Sauf, que la pression du jet augmentait d’heure en heure, la flaque se répandait, sous la table, sous nos pieds. Nous devions agir avant que nous ne pataugions dans une mare visqueuse. C’était immonde.
Phil proposa de rapporter le bras là où je l’avais trouvé. Mais, en fait, personne n’osait trop y toucher, c’était vraiment répugnant. Stan se dévoua, il s’en approcha, le saisit à deux mains, se dirigea vers la porte. C’est alors que le bras se contracta violemment, sa main agrippa Stan à la gorge, le projeta contre le mur, l’étrangla. Le pauvre se débattit, étouffé, asphyxié, les yeux révulsés. Phil et moi avons eu bien du mal à le délivrer de cet étau. Il était temps, les ongles avaient pénétré les chairs provoquant de vilaines griffures dans le cou. Une fois calmé, le bras se remit à saigner.
On s’organisa comme on put. Même le garrot n’arrêta pas le flux. Le bras gonflait et finissait toujours par exploser en geysers éclaboussant les murs. On réquisitionna une marmite pour recueillir le trop-plein d’hémoglobine ; à tour de rôle, nous allions la vider dans la neige.
Du centre de la table, le bras prit le contrôle sur nos faits et gestes. Nous n’osions plus bouger, plus parler. Nos moindres mouvements suscitaient des réactions hostiles. On pensa à le ligoter, le brûler, l’enterrer. Impossible, il déjouait tous nos plans. Un matin, il s’empara d’un couteau, nous menaça, nous interdit de sortir. Nous étions séquestrés, livrés à sa merci. Parfois, quand il semblait dormir (si l’on peut dire), nous nous échappions pour prendre l’air. Mais, comment survivre par -15°, à des dizaines de kilomètres de toute présence humaine ? Penauds, nous finissions toujours par rentrer. Le séjour tournait au cauchemar. La nuit, pour assurer notre sécurité et vider régulièrement la marmite, nous organisions des tours de veille. Et ce sang qui coulait, coulait et nous donnait la nausée ! Prostrés, sur nos grabats, nous étions soumis au bon vouloir du tyran. Il nous giflait, sans raison, par surprise, en prenant un malin plaisir à nous souiller de son sang. Parfois, il tressautait comme ces poissons hors de l’eau sentant venir leur fin prochaine. Cette soudaine nervosité le rendait encore plus terrifiant.
Nous attendions le retour d’Egor, notre seul espoir.
Deux jours avant notre départ, le bras disparut. Plus aucune trace de sang, au point que nous commencions à douter de la réalité de ce que nous avions vécu. Phil crut que nous avions été victimes d’une hystérie collective. Stan penchait plutôt pour des hallucinations causées par de la vodka frelatée. Le Baïkal nous mit tous d’accord, notre séjour touchait à sa fin, nous allions en profiter.
Au matin du dixième jour, un 4×4 de l’agence Freezing Trip se pointa à l’horizon. Au volant, pas d’Egor, mais une jeune Russe, Elena qui parlait le français à la perfection. Elle nous expliqua qu’elle remplaçait Egor, victime d’un sale accident :
Le pauvre, un mélèze s’est abattu sur la piste, juste au moment où il passait avec son 4×4. Quel malheur ! Dieu merci, deux types ont réussi à le désincarcérer, à coups de hache. Une vraie boucherie ! Il est vivant, mais il a perdu un bras dans la bataille. Perdu au milieu de la taïga ! Il ne s’en remet pas.
Face à notre silence embarrassé, elle conclut :
Il paraît que c’est le syndrome du membre fantôme.
Dans l’avion du retour, tandis que Phil et moi, nous tentions d’oublier cet horrible cauchemar, Stan, lui, se plongeait dans le dernier Tesson : La panthère des neiges. Tout un programme !