C'était un bout de plage. Un bout de plage sauvage, en extrémité d'un vieux village où le temps, impassible, semblait s'être arrêté. C'était l'automne. Les rues étroites du village ne ... [+]
Croyez-vous au chamanisme ?
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J'étais loin de me douter, lorsque j'ai marchandé chez un vieux brocanteur, cette vieille malle de voyage du XIXème ce que la chance allait me mettre entre les mains.
Je l'avais acquise pour une bouchée de pain. Une grosse bouchée, mais pas plus qu'une bouchée. Je voulais en faire un coffre-bar pour y ranger les bouteilles et les verres qui accompagnent les apéros généreux.
C'est en enlevant le vieux tissu mité qui la capitonnait pour la restaurer que je les ai vues. La plume, d'abord. Une grande plume blanche. Puis la lettre pliée en quatre. En la dépliant, un peu brusquement, elle s'est coupée. Je l'ai scotchée, et ai lu quelque chose d'incroyable, du moins pour mon esprit d'occidental moderne.
Elle précisait que c'était au cours d'un long périple dans le Grand Nord Canadien que le capitaine Jean Vadeboncoeur reçut en cadeau cette plume, à la fin de l'été 1892. C'était une plume sacrée de grande valeur. Elle lui avait été remise par Nauja le bien nommé, petit fils du Grand Angakok, l'Angakok des Angakoks, le plus grand des chamanes inuits. Nauja, c'est la mouette. L'oiseau clair, qui s'oppose à Saghani, le noir corbeau.
Mais cette plume blanche était bien trop grande pour être une plume de mouette. Elle faisait partie du bras des esprits. Ce bâton chamanique qui était constitué d'une dent de narval habillée d'un intestin de phoque vidé et enroulé encore frais sur elle. Sa pointe s'emmanchait sur une grosse rotule d'ours blanc laquelle avait été percée et neuf plumes identiques y avaient été fixées avec de la colle de poisson. Ce bâton des esprits était indispensable à chaque voyage du Grand Angakok.
C'était une plume rare et précieuse à plusieurs titres. C'était un plume du dernier des pélicans arctiques, espèce disparue bien avant l'arrivée des Blancs dans le Grand Nord. C'était un très grand oiseau. Aussi grand et aussi blanc que le grand albatros. Et c'était un oiseau sacré. Les anciens racontaient que le grand pélican blanc avait sauvé les premiers inuits lors d'une période de grande disette, au tout début du Temps, en leur apportant chaque jour dans sa poche de quoi ne pas mourir de faim.
C'était aussi un oiseau psychopompe car il emmenait l'âme des défunts dans son bec vers le pays des phoques bleus. Il disparut on ne sait ni quand, ni comment, ni pourquoi. Seules douze plumes, dont trois s'étaient perdues, avaient pu être conservées dans l'ascendance et la descendance du Grand Angakok.
Et c'est à ce moment de lecture que je fus le plus interloqué : il y était dit que si cette plume était exposée à une pluie très fine en fin de février, les gouttes d'eau se concentreraient et formeraient une boule, transparente comme une boule de cristal, et celui qui aurait aidé à accomplir ce prodige serait récompensé par ce qu'il y verrait.
Nous étions alors fin mai, et l'an qui suivrait serait bissextile. Je remis immédiatement cette grande plume et cette lettre dans la doublure et cessais toute restauration du coffre, que j'entreposais dans mon grenier.
L'attente fut longue. Une gestation humaine ! Je priais pour que février soit pluvieux, mais je ne priais ni Dieu ni ses Saints, mais l'esprit qui s'était perpétué dans les Grands Angakoks successifs. Et l'esprit fut avec moi.
Février fut exceptionnellement sec. Cependant, au matin du 29, une légère bruine enveloppait l'air. Il ne pouvait y avoir de pluie plus fine ni plus légère.
Je sortis la plume de son écrin, et la tendis à l'horizontale par la fenêtre du grenier. Je restai ainsi peut-être cinq minutes. Une fois rentrée je la posai sur le coffre que j'avais refermé, face mouillée vers le haut et là !!!
Je vis les gouttelettes se déplacer, se rassembler, et former la fameuse boule qui, plus elle prenait de volume, plus elle devenait transparente. Était-ce possible que la lettre ait dit vrai ?
Quand toute la bruine s'y était concentrée, j'ai vu dans la boule comme un voile de brouillard. Puis tout est devenu blanc. Blanc de neige. Et, au bout d'un instant, j'ai distingué deux formes. Grâce à leurs ombres. C'était, je n'en croyais pas mes yeux, deux pélicans blancs arctiques. Deux femelles qui couvaient. L'instant d'après, elles s'envolèrent. Sur le nid de plumes et de duvet, à même la neige, j'ai alors assisté à l'éclosion par deux fois de six petits pélicans. Affreux comme tous les oiseaux à leur naissance.
Puis les femelles sont revenues, chacune avec son mâle, et j'ai assisté aux prises de nourriture. Puis tout s'est accéléré. Ils ont grandi, ont quitté le nid, et se sont tous accouplés. L'espèce était ressuscitée.
C'est alors que la boule s'est mise à glisser légèrement, puis s'est évaporée. Dans la seconde qui a suivi, la plume s'est désintégrée. Je n'en crus pas mes yeux. Avais-je rêvé tout cela ?
J'ouvris le coffre à la recherche de la lettre, que, comme un imbécile, je n'avais pas eu l'idée de photocopier. Elle n'y était plus. J'avais donc bien rêvé.
Mais non ! À la place, il y avait des morceaux de coquille d'œuf !
Attention ne ne pas éternuer sous l'eider pour l'eidernité...
La fin est pleine de vie, emportant d'un battement d'aile toute logique trop terre à terre.
De quoi s'évader !
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