Raturin Mordulet s'était installé bien avant l'aube. Il se couchait tôt mais il ne dormait plus que quelques heures par nuit. Alors, tous les matins, à cinq heures, il était là, fidèle aux ... [+]
Cinq kilos de terreur
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Finaliste
Jury
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Lundi
Jeanne poussa la porte vitrée de son immeuble et se dirigea vers l'arrêt d'autobus tout proche. Elle n'avait pas remarqué sa présence les jours précédents, mais aujourd'hui, elle le vit tout de suite. Affalé de tout son long sur le toit de l'autre côté de la rue, numéro 17, au-dessus du premier étage, allongé sur les tuiles grises, la queue ballante et le poil roux hirsute, cinq kilos de fainéantise, les oreilles aux aguets, les moustaches frémissantes. Un chat. À mesure qu'elle se déplaçait, Jeanne observait du coin de l'œil la tête en lente rotation qui semblait suivre ses pas rapides. Une tête de chat. Elle bifurqua avec hâte au coin de la rue, en jetant machinalement un dernier regard anxieux au félin perché, qui semblait lui aussi la dévisager de ses yeux jaunes agressifs.
Le chat, cet animal insupportable, douloureux souvenir de vacances d'été passées trop souvent chez cette vieille tante, propriétaire d'un matou hargneux. Un sale chat colérique qui ne supportait que la tante, qui crachait à tout-va dès qu'un étranger s'aventurait trop près de son territoire, un chat bien loin de la mignonne boule de poils qu'on trouve dans les livres d'images pour les gosses, une bête sauvage à enfermer, ou plutôt à mettre dehors pour de bon. Le problème à cette bestiole était que son territoire, c'était partout : jardin, salon, couloir, chambre à coucher... Elle rôdait comme un fantôme dans toutes les pièces et y faisait régner la terreur. Sans parler des rongeurs et animaux à plumes de toutes sortes, souvent à moitié dépecés, qu'elle ramenait fièrement comme des trophées pour les déposer dans les endroits le plus improbables.
À chaque rencontre fortuite avec cet animal, Jeanne se remémorait l'angoisse quotidienne répandue par ce fauve, et tout particulièrement cette longue griffure sur sa jambe droite de gamine, dont elle pouvait aujourd'hui encore voir les reliques, dernière blessure d'une longue lignée de maltraitances félines. Celle-là avait été infligée dans la cuisine. Le seul tort de Jeanne ce jour-là avait été de s'approcher trop près de sa maudite pâtée écœurante. Saleté de chat... Et maintenant, il y en avait un dans sa rue, bien en face de chez elle.
Mardi
Jeanne accompagna la porte vitrée qui se referma doucement derrière elle. Elle s'aperçut immédiatement que le chat n'était plus sur le toit. Il était ce matin posté sur le trottoir d'en face, la queue toujours aussi nerveuse balayant le sol, assis bien droit au milieu des quelques passants, auxquels il ne semblait prêter aucune attention. Son regard mauvais se porta aussitôt sur Jeanne. « Qu'est-ce que tu me veux, sale bestiole ? T'étais sur le toit, et maintenant te v'la plantée au milieu du trottoir... T'as rien d'autre à faire de tes journées, pas de rats à chasser ? T'as pas un coin où aller dormir, une brave vieille qui te donnera un bol de lait pas frais ? ». Jeanne fulminait intérieurement sans pouvoir détacher son regard de l'animal. Elle resta quelques secondes immobile à l'observer. Il se fichait des autres humains comme de son premier souriceau. C'était elle qu'il regardait, elle le savait, elle en était sûre. Le félin la fusillait de ses prunelles à fente verticale, sa tête la poursuivait comme le canon d'un char d'assaut tenant l'ennemi en joue. Elle détestait les chats et celui-là la détestait. C'était comme ça.
Mercredi
Jeanne sursauta en voyant le chat avachi sur le capot d'une voiture. L'inimaginable s'était produit, cette créature stupide avait osé. Elle avait traversé la rue pour se placer ce matin bien en évidence sur un véhicule stationné juste devant le hall d'entrée. Jeanne, soudainement blême de peur, recula en tremblant et se plaça dos au mur pour assurer la plus grande distance entre elle et la bête. Les oreilles poilues du fauve tremblotaient, les yeux plissés ne la quittaient pas, les griffes semblaient sorties... Jeanne continua sa pénible progression le long de la paroi, vers l'angle de la rue, qui semblait se trouver à des kilomètres. Elle aperçut du coin de l'œil l'autobus salvateur, dans lequel elle s'engouffra.
Jeudi
Aucun chat en vue. Ni sur le toit, ni sur le trottoir, ni sur la voiture, pourtant stratégiquement positionnée aujourd'hui encore. Jeanne, déconcertée, regarda longuement autour d'elle, puis inspira une grande bouffée d'air, soulagée de constater que le matou rageur s'était dégonflé. Il avait lâchement abandonné la partie, le sale traitre. C'était elle ou lui, et c'était bien elle qui remportait la mise. « Rien de plus trouillard qu'un chat... ». Jeanne jubilait, un sentiment de toute-puissance la submergeait. Cette pensée était grotesque, mais elle était fière d'avoir vaincu le monstre...
Des crachotements suivis d'un sifflement lugubre venant du sol lui firent tourner la tête. Elle se pencha. Le chat était sous la voiture. Sa tête rousse dépassait de derrière le pneu avant, ses yeux luisaient dans la pénombre de la carrosserie, sa gueule était grande ouverte, ses canines fines comme des lames de rasoir bien visibles. Sa patte gauche griffue fouettait nerveusement l'air comme pour déchiqueter une proie imaginaire. Le prédateur fixait Jeanne et mugissait, les bruits de la rue ne parvenant pas à étouffer ses grognements sourds. Elle crut devenir folle. Elle en était sûre maintenant, ce chat la voulait, il voulait sa peau ! Et il ferait tout pour parvenir à ses fins.
Vendredi
Jeanne ouvrit la porte de son appartement et descendit lentement l'escalier menant au hall d'entrée. Elle avait mal dormi, hantée toute la nuit par ce maudit animal. Elle savait que cette phobie était ridicule, que tout ça était délirant, mais c'était indéniable : ce chat la pourchassait. Il était le prédateur, elle était la proie. Sa tête semblait prête à éclater. Elle s'immobilisa net sur le palier du premier étage lorsqu'elle vit l'animal en contrebas, assis devant la porte vitrée. Il était dans le hall. Cette saleté de fauve avait trouvé un moyen de rentrer, profitant sans doute d'un voisin peu regardant. C'était donc bien elle qu'il voulait, personne d'autre ! Son regard était mauvais, comme à l'accoutumée, mais il ne crachait pas. Il semblait même étonnamment calme et serein. Jeanne, affolée, regarda autour d'elle avec anxiété : aucune échappatoire, aucune issue. Elle savait que la cave ne permettait pas une fuite vers l'extérieur, la porte vitrée était dès lors son seul salut. Elle devait absolument trouver un moyen d'éloigner le félin. Et pour ça, elle allait devoir s'en approcher, coûte que coûte. Elle débuta une descente hésitante, marche après marche, sans quitter la bête du regard, au ralenti. Mais que faire une fois en bas ? Crier, hurler, frapper des pieds pour effrayer l'animal ? L'obliger à se réfugier dans la cave ? Elle songea un instant remonter dans son appartement et attendre patiemment que cette brute se trouve un autre gibier. Le chat n'en avait aucunement l'intention, elle en était convaincue.
À mi-hauteur, elle ressentit la présence d'une étrange masse flasque sous sa semelle. Son regard se porta sur un rat mort, gisant sur le granit, délicatement posé. Posé par... Elle suffoqua à la vue du rongeur piétiné, un voile noir lui brouilla subitement la vue, elle perdit l'équilibre et chuta lourdement. Sa tête heurta violemment le rebord de la dernière marche.
L'animal s'approcha avec nonchalance, renifla le corps sans vie, sauta lestement par-dessus la flaque de sang et se blottit dans un coin. Il se mit à miauler. Quelqu'un allait bien lui ouvrir cette satanée porte vitrée. C'est si mignon, un chat.
Lundi
Françoise poussa la lourde porte en bois de son immeuble et se dirigea vers la bouche de métro toute proche. Elle n'avait pas remarqué sa présence les jours précédents, mais aujourd'hui, elle le vit tout de suite. Affalé de tout son long sur la rambarde du balcon de l'autre côté de la rue, numéro 19, la queue ballante et le poil roux hirsute, cinq kilos de fainéantise, les oreilles aux aguets, les moustaches frémissantes. Un chat.
Jeanne poussa la porte vitrée de son immeuble et se dirigea vers l'arrêt d'autobus tout proche. Elle n'avait pas remarqué sa présence les jours précédents, mais aujourd'hui, elle le vit tout de suite. Affalé de tout son long sur le toit de l'autre côté de la rue, numéro 17, au-dessus du premier étage, allongé sur les tuiles grises, la queue ballante et le poil roux hirsute, cinq kilos de fainéantise, les oreilles aux aguets, les moustaches frémissantes. Un chat. À mesure qu'elle se déplaçait, Jeanne observait du coin de l'œil la tête en lente rotation qui semblait suivre ses pas rapides. Une tête de chat. Elle bifurqua avec hâte au coin de la rue, en jetant machinalement un dernier regard anxieux au félin perché, qui semblait lui aussi la dévisager de ses yeux jaunes agressifs.
Le chat, cet animal insupportable, douloureux souvenir de vacances d'été passées trop souvent chez cette vieille tante, propriétaire d'un matou hargneux. Un sale chat colérique qui ne supportait que la tante, qui crachait à tout-va dès qu'un étranger s'aventurait trop près de son territoire, un chat bien loin de la mignonne boule de poils qu'on trouve dans les livres d'images pour les gosses, une bête sauvage à enfermer, ou plutôt à mettre dehors pour de bon. Le problème à cette bestiole était que son territoire, c'était partout : jardin, salon, couloir, chambre à coucher... Elle rôdait comme un fantôme dans toutes les pièces et y faisait régner la terreur. Sans parler des rongeurs et animaux à plumes de toutes sortes, souvent à moitié dépecés, qu'elle ramenait fièrement comme des trophées pour les déposer dans les endroits le plus improbables.
À chaque rencontre fortuite avec cet animal, Jeanne se remémorait l'angoisse quotidienne répandue par ce fauve, et tout particulièrement cette longue griffure sur sa jambe droite de gamine, dont elle pouvait aujourd'hui encore voir les reliques, dernière blessure d'une longue lignée de maltraitances félines. Celle-là avait été infligée dans la cuisine. Le seul tort de Jeanne ce jour-là avait été de s'approcher trop près de sa maudite pâtée écœurante. Saleté de chat... Et maintenant, il y en avait un dans sa rue, bien en face de chez elle.
Mardi
Jeanne accompagna la porte vitrée qui se referma doucement derrière elle. Elle s'aperçut immédiatement que le chat n'était plus sur le toit. Il était ce matin posté sur le trottoir d'en face, la queue toujours aussi nerveuse balayant le sol, assis bien droit au milieu des quelques passants, auxquels il ne semblait prêter aucune attention. Son regard mauvais se porta aussitôt sur Jeanne. « Qu'est-ce que tu me veux, sale bestiole ? T'étais sur le toit, et maintenant te v'la plantée au milieu du trottoir... T'as rien d'autre à faire de tes journées, pas de rats à chasser ? T'as pas un coin où aller dormir, une brave vieille qui te donnera un bol de lait pas frais ? ». Jeanne fulminait intérieurement sans pouvoir détacher son regard de l'animal. Elle resta quelques secondes immobile à l'observer. Il se fichait des autres humains comme de son premier souriceau. C'était elle qu'il regardait, elle le savait, elle en était sûre. Le félin la fusillait de ses prunelles à fente verticale, sa tête la poursuivait comme le canon d'un char d'assaut tenant l'ennemi en joue. Elle détestait les chats et celui-là la détestait. C'était comme ça.
Mercredi
Jeanne sursauta en voyant le chat avachi sur le capot d'une voiture. L'inimaginable s'était produit, cette créature stupide avait osé. Elle avait traversé la rue pour se placer ce matin bien en évidence sur un véhicule stationné juste devant le hall d'entrée. Jeanne, soudainement blême de peur, recula en tremblant et se plaça dos au mur pour assurer la plus grande distance entre elle et la bête. Les oreilles poilues du fauve tremblotaient, les yeux plissés ne la quittaient pas, les griffes semblaient sorties... Jeanne continua sa pénible progression le long de la paroi, vers l'angle de la rue, qui semblait se trouver à des kilomètres. Elle aperçut du coin de l'œil l'autobus salvateur, dans lequel elle s'engouffra.
Jeudi
Aucun chat en vue. Ni sur le toit, ni sur le trottoir, ni sur la voiture, pourtant stratégiquement positionnée aujourd'hui encore. Jeanne, déconcertée, regarda longuement autour d'elle, puis inspira une grande bouffée d'air, soulagée de constater que le matou rageur s'était dégonflé. Il avait lâchement abandonné la partie, le sale traitre. C'était elle ou lui, et c'était bien elle qui remportait la mise. « Rien de plus trouillard qu'un chat... ». Jeanne jubilait, un sentiment de toute-puissance la submergeait. Cette pensée était grotesque, mais elle était fière d'avoir vaincu le monstre...
Des crachotements suivis d'un sifflement lugubre venant du sol lui firent tourner la tête. Elle se pencha. Le chat était sous la voiture. Sa tête rousse dépassait de derrière le pneu avant, ses yeux luisaient dans la pénombre de la carrosserie, sa gueule était grande ouverte, ses canines fines comme des lames de rasoir bien visibles. Sa patte gauche griffue fouettait nerveusement l'air comme pour déchiqueter une proie imaginaire. Le prédateur fixait Jeanne et mugissait, les bruits de la rue ne parvenant pas à étouffer ses grognements sourds. Elle crut devenir folle. Elle en était sûre maintenant, ce chat la voulait, il voulait sa peau ! Et il ferait tout pour parvenir à ses fins.
Vendredi
Jeanne ouvrit la porte de son appartement et descendit lentement l'escalier menant au hall d'entrée. Elle avait mal dormi, hantée toute la nuit par ce maudit animal. Elle savait que cette phobie était ridicule, que tout ça était délirant, mais c'était indéniable : ce chat la pourchassait. Il était le prédateur, elle était la proie. Sa tête semblait prête à éclater. Elle s'immobilisa net sur le palier du premier étage lorsqu'elle vit l'animal en contrebas, assis devant la porte vitrée. Il était dans le hall. Cette saleté de fauve avait trouvé un moyen de rentrer, profitant sans doute d'un voisin peu regardant. C'était donc bien elle qu'il voulait, personne d'autre ! Son regard était mauvais, comme à l'accoutumée, mais il ne crachait pas. Il semblait même étonnamment calme et serein. Jeanne, affolée, regarda autour d'elle avec anxiété : aucune échappatoire, aucune issue. Elle savait que la cave ne permettait pas une fuite vers l'extérieur, la porte vitrée était dès lors son seul salut. Elle devait absolument trouver un moyen d'éloigner le félin. Et pour ça, elle allait devoir s'en approcher, coûte que coûte. Elle débuta une descente hésitante, marche après marche, sans quitter la bête du regard, au ralenti. Mais que faire une fois en bas ? Crier, hurler, frapper des pieds pour effrayer l'animal ? L'obliger à se réfugier dans la cave ? Elle songea un instant remonter dans son appartement et attendre patiemment que cette brute se trouve un autre gibier. Le chat n'en avait aucunement l'intention, elle en était convaincue.
À mi-hauteur, elle ressentit la présence d'une étrange masse flasque sous sa semelle. Son regard se porta sur un rat mort, gisant sur le granit, délicatement posé. Posé par... Elle suffoqua à la vue du rongeur piétiné, un voile noir lui brouilla subitement la vue, elle perdit l'équilibre et chuta lourdement. Sa tête heurta violemment le rebord de la dernière marche.
L'animal s'approcha avec nonchalance, renifla le corps sans vie, sauta lestement par-dessus la flaque de sang et se blottit dans un coin. Il se mit à miauler. Quelqu'un allait bien lui ouvrir cette satanée porte vitrée. C'est si mignon, un chat.
Lundi
Françoise poussa la lourde porte en bois de son immeuble et se dirigea vers la bouche de métro toute proche. Elle n'avait pas remarqué sa présence les jours précédents, mais aujourd'hui, elle le vit tout de suite. Affalé de tout son long sur la rambarde du balcon de l'autre côté de la rue, numéro 19, la queue ballante et le poil roux hirsute, cinq kilos de fainéantise, les oreilles aux aguets, les moustaches frémissantes. Un chat.