Le soleil est à peine levé. Il l’entrevoit par la petite fenêtre couverte de toiles d’araignées. L’une d’elles tisse son fil, agile et preste de bon matin. Il se roule dans la paille ... [+]
C'est en haut, tout en haut de la butte. Le jardin est caché. De la route on ne voit rien, mais on entend le bruit sourd de la bêche ou de l'arrosoir qui heurte la paroi du bassin. C'est si bon de respirer cette odeur de mousse et de boue.
Des souvenirs reviennent, si vivaces que j'entends encore la voix de mon père :
« Bloque ! Bloque ! » me crie-t-il. Vite, il faut dévier la rigole pour arroser la rangée suivante. Il souffle un peu. Le manche lisse de la bêche est doux et chaud. Dans le bassin, quelques feuilles pourrissent là depuis le dernier automne. Accrochés à la paroi, de petits lézards gris chauffent au soleil. Ils sont si vifs et si changeants qu'en un clin d'œil ils glissent dans un trou du muret. Près du bassin quatre marches de pierres usées grimpent vers le pré. C'est le champ de l'olivier. Ses petites feuilles vertes bruissent doucement. Est-ce le vent ou une grive matinale qui agite ses rameaux ?
J'entends le bruit de la pompe. Le levier baisse et se relève sous la poussée, d'abord à vide et puis petit à petit l'eau gargouille. Elle monte dans le tuyau et tout d'un coup elle sort, fraîche et limpide, puis se jette, musicale, dans le bassin. C'est mon père qui pompe inlassablement. Je me précipite sous le tuyau, ma bouche frôle le métal, un coup de pompe et une gerbe d'eau arrose mon visage, pénètre ma bouche et mon nez, mouille mes cheveux. Je ris.
Aujourd'hui le jardin est encore en bon état. La terre est meuble et propre. Deux pins ont poussé au milieu et font beaucoup d'ombrage, mais qu'importe, leur ombre ne nuit plus ni aux légumes ni aux fleurs.
J'allais toujours au jardin avec mon père. C'est l'unique endroit où nous étions très proches. À la maison, c'était mon père avec un grand P. Il m'intimidait un peu, parlait et souriait rarement. À table, car c'est là que nous nous retrouvions, je regardais son visage sévère où brillaient deux yeux sombres, ses grandes mains burinées où un mince fil d'or coupait ses doigts brunis.
Mais au jardin j'étais la reine. Loin de la maison, cachée par les lilas et les lauriers, le jardin était mon royaume. J'arrosais, les pieds nus dans la boue, le nez au sol je regardais pousser les radis, avec un bâton je déterrais de longs vers de terre gluants, de petits insectes biscornus que je portais à mon père. Il me disait alors leur nom : scarabée, cétoine, mille-pattes, gendarmes, perce-oreilles... Et puis, sagement, je ramenais tout ce petit monde vers leur vie souterraine, car chez mon père on ne tuait pas. Il y avait le lézard vert qu'on appelait Topaze qui fuyait si j'étais là, mais qui tenait compagnie à mon père quand il se trouvait seul. Je passais de longs moments à l'attendre accroupie près du bassin, mais en vain. Alors lassée je reprenais mes jeux bruyants. Je sautais au-dessus des salades, esquivait, mais pas toujours, les rigoles d'eau fraîche, piochait avec ardeur un coin de terre que mon père m'avait confié pour mes semis.
Je jetais à la volée des graines de radis tel l'Auguste semeur. Puis sur les conseils de mon père je traçais un sillon dans la terre que j'arrosais abondamment ensuite je déposais les graines de haricots à intervalles réguliers et les recouvrais légèrement avec une petite pioche. Quelquefois, en cachette, je croquais une de ces graines magiques. C'était dur et craquant, amer et acidulé.
Je dénichais de gros escargots baveux dans les salades. Je touchais de mon doigt leurs cornes tremblotantes et dès qu'ils se cachaient dans leur coquille j'allais les déposer loin du jardin dans l'herbe fraîche du chemin.
Et puis il y avait le coin des fleurs. J'étais chargée de les arroser avec l'arrosoir en fer qui était plus lourd que moi. Je le trainais tant bien que mal et déversais l'eau sur les tulipes, les œillets ou le muguet.
Avant de partir, mon père en faisait un bouquet et c'est moi qui l'offrais à ma mère.
Quelquefois je surprenais son regard. Appuyé un instant sur le manche de sa bêche, il me regardait du haut de la butte et je croyais voir dans ses yeux de l'amusement et peut-être aussi une lueur de fierté.
Quand il avait bien arrosé, d'un tour de main, il sortait une carotte de la terre. Sa fane était verte et humide. Il la lavait sous l'eau claire de la pompe avant de me la donner. Je croquais à pleines dents. C'était frais, dur et tendre à la fois. Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon.
À côté du jardin se trouvait un petit lopin de terre où mon père enterrait nos animaux domestiques. Ils étaient bien souvent morts de vieillesse, car chez nous les bêtes étaient bien traitées. Chats, chiens entraient et sortaient librement. Il n'y avait pas de chaîne ni de niche devant la maison.
C'est devant ce petit bout de terre qu'il me parlait de Tayau, Blackou, la Grisette... J'en connaissais quelques-uns, mais beaucoup étaient morts avant ma naissance.
En hiver nous allions moins souvent au jardin. Il fallait pourtant protéger les cardons entourés de papier journal, ils ressemblaient à de petits bonhommes de neige dressés fièrement dans le froid de décembre. Les choux montraient leur tête ronde et la salade frisée cachait son cœur tendre et blanc. Mon père avait préparé un tas de fagots où les hérissons hibernaient tout l'hiver. À quatre pattes devant le bois je guettais le moindre bruit, mais je n'ai jamais réussi à les voir.
Avant de partir, il me regardait puis il ajustait mon chemisier, frottait mes genoux poussiéreux et ôtait de mes cheveux quelques brins d'herbe ou des
« lampourdes » collantes qui s'y étaient accrochées. Je regardais avec gravité ses gestes précis et sobres. Jamais à la maison il ne s'occupait de mon apparence. C'était le rôle de ma mère.
Puis nous rentrions doucement. La côte était raide et mon père avançait lentement mesurant ses efforts. Il portait un lourd panier rempli de légumes et moi quelquefois un bouquet de fleurs, du persil, des feuilles de menthe. Je courais et tournais autour de lui. Puis doucement, sans faire de bruit, je glissais ma main dans sa main dure et forte et nous finissions notre route en silence jusqu'à la maison.
Des souvenirs reviennent, si vivaces que j'entends encore la voix de mon père :
« Bloque ! Bloque ! » me crie-t-il. Vite, il faut dévier la rigole pour arroser la rangée suivante. Il souffle un peu. Le manche lisse de la bêche est doux et chaud. Dans le bassin, quelques feuilles pourrissent là depuis le dernier automne. Accrochés à la paroi, de petits lézards gris chauffent au soleil. Ils sont si vifs et si changeants qu'en un clin d'œil ils glissent dans un trou du muret. Près du bassin quatre marches de pierres usées grimpent vers le pré. C'est le champ de l'olivier. Ses petites feuilles vertes bruissent doucement. Est-ce le vent ou une grive matinale qui agite ses rameaux ?
J'entends le bruit de la pompe. Le levier baisse et se relève sous la poussée, d'abord à vide et puis petit à petit l'eau gargouille. Elle monte dans le tuyau et tout d'un coup elle sort, fraîche et limpide, puis se jette, musicale, dans le bassin. C'est mon père qui pompe inlassablement. Je me précipite sous le tuyau, ma bouche frôle le métal, un coup de pompe et une gerbe d'eau arrose mon visage, pénètre ma bouche et mon nez, mouille mes cheveux. Je ris.
Aujourd'hui le jardin est encore en bon état. La terre est meuble et propre. Deux pins ont poussé au milieu et font beaucoup d'ombrage, mais qu'importe, leur ombre ne nuit plus ni aux légumes ni aux fleurs.
J'allais toujours au jardin avec mon père. C'est l'unique endroit où nous étions très proches. À la maison, c'était mon père avec un grand P. Il m'intimidait un peu, parlait et souriait rarement. À table, car c'est là que nous nous retrouvions, je regardais son visage sévère où brillaient deux yeux sombres, ses grandes mains burinées où un mince fil d'or coupait ses doigts brunis.
Mais au jardin j'étais la reine. Loin de la maison, cachée par les lilas et les lauriers, le jardin était mon royaume. J'arrosais, les pieds nus dans la boue, le nez au sol je regardais pousser les radis, avec un bâton je déterrais de longs vers de terre gluants, de petits insectes biscornus que je portais à mon père. Il me disait alors leur nom : scarabée, cétoine, mille-pattes, gendarmes, perce-oreilles... Et puis, sagement, je ramenais tout ce petit monde vers leur vie souterraine, car chez mon père on ne tuait pas. Il y avait le lézard vert qu'on appelait Topaze qui fuyait si j'étais là, mais qui tenait compagnie à mon père quand il se trouvait seul. Je passais de longs moments à l'attendre accroupie près du bassin, mais en vain. Alors lassée je reprenais mes jeux bruyants. Je sautais au-dessus des salades, esquivait, mais pas toujours, les rigoles d'eau fraîche, piochait avec ardeur un coin de terre que mon père m'avait confié pour mes semis.
Je jetais à la volée des graines de radis tel l'Auguste semeur. Puis sur les conseils de mon père je traçais un sillon dans la terre que j'arrosais abondamment ensuite je déposais les graines de haricots à intervalles réguliers et les recouvrais légèrement avec une petite pioche. Quelquefois, en cachette, je croquais une de ces graines magiques. C'était dur et craquant, amer et acidulé.
Je dénichais de gros escargots baveux dans les salades. Je touchais de mon doigt leurs cornes tremblotantes et dès qu'ils se cachaient dans leur coquille j'allais les déposer loin du jardin dans l'herbe fraîche du chemin.
Et puis il y avait le coin des fleurs. J'étais chargée de les arroser avec l'arrosoir en fer qui était plus lourd que moi. Je le trainais tant bien que mal et déversais l'eau sur les tulipes, les œillets ou le muguet.
Avant de partir, mon père en faisait un bouquet et c'est moi qui l'offrais à ma mère.
Quelquefois je surprenais son regard. Appuyé un instant sur le manche de sa bêche, il me regardait du haut de la butte et je croyais voir dans ses yeux de l'amusement et peut-être aussi une lueur de fierté.
Quand il avait bien arrosé, d'un tour de main, il sortait une carotte de la terre. Sa fane était verte et humide. Il la lavait sous l'eau claire de la pompe avant de me la donner. Je croquais à pleines dents. C'était frais, dur et tendre à la fois. Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon.
À côté du jardin se trouvait un petit lopin de terre où mon père enterrait nos animaux domestiques. Ils étaient bien souvent morts de vieillesse, car chez nous les bêtes étaient bien traitées. Chats, chiens entraient et sortaient librement. Il n'y avait pas de chaîne ni de niche devant la maison.
C'est devant ce petit bout de terre qu'il me parlait de Tayau, Blackou, la Grisette... J'en connaissais quelques-uns, mais beaucoup étaient morts avant ma naissance.
En hiver nous allions moins souvent au jardin. Il fallait pourtant protéger les cardons entourés de papier journal, ils ressemblaient à de petits bonhommes de neige dressés fièrement dans le froid de décembre. Les choux montraient leur tête ronde et la salade frisée cachait son cœur tendre et blanc. Mon père avait préparé un tas de fagots où les hérissons hibernaient tout l'hiver. À quatre pattes devant le bois je guettais le moindre bruit, mais je n'ai jamais réussi à les voir.
Avant de partir, il me regardait puis il ajustait mon chemisier, frottait mes genoux poussiéreux et ôtait de mes cheveux quelques brins d'herbe ou des
« lampourdes » collantes qui s'y étaient accrochées. Je regardais avec gravité ses gestes précis et sobres. Jamais à la maison il ne s'occupait de mon apparence. C'était le rôle de ma mère.
Puis nous rentrions doucement. La côte était raide et mon père avançait lentement mesurant ses efforts. Il portait un lourd panier rempli de légumes et moi quelquefois un bouquet de fleurs, du persil, des feuilles de menthe. Je courais et tournais autour de lui. Puis doucement, sans faire de bruit, je glissais ma main dans sa main dure et forte et nous finissions notre route en silence jusqu'à la maison.

Pourquoi on a aimé ?
Le bruit caractéristique de la bêche et les souvenirs reviennent. Ce sont ceux d’une petite fille qui retracent les moments marquants qu’elle a
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Pourquoi on a aimé ?
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