Mon nom est Moktar. En fait, mon nom complet, c'est Moktar-Rachida Bibiri. Je sais, Rachida, c'est un prénom de fille. Mais quand mon père est allé me déclarer, l'agent à la mairie a écrit ... [+]
Mon cancérologue m'a annoncé qu'il ne me restait plus que six mois à vivre, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins ,,, Le Temps me manque incontestablement. J'en suis au stade quatre, au bord du trou. Un simple souffle de vent me jettera dans une petite boite en bois d'où on ne ressort pas... Malgré la chimiothérapie, ce cancer me mange, me dévore, m'envahit, me tue...
Ici, tout est noir, ramassé, impénétrable, opprimant, trop silencieux... Le Temps me manque... Où suis-je ? J'ai sommeil... Ma mémoire se décompose. Mon corps se comprime. Je ne sais plus où je suis et je ne suis pas sûr de ce que je suis... Ce que je sais avec certitude, c'est que le temps me manque...
Des idées sombres et chaotiques inondent mon esprit et des souvenirs mordent mon âme. Mes parents me manquent terriblement.
« Lui » est mort d'un claquement de doigts. Le soir, il m'avait téléphoné afin de me demander quel produit miracle, j'avais utilisé pour déboucher mon évier. Il a sombré, le lendemain, dans, ce qu‘on appelait avant : une quincaillerie. Un petit vaisseau s'est mis à saigner créant un déferlement vermeil dans son cerveau. La mort a surgi avec sa grande faux et son suaire noir en quelques minutes. Un claquement de doigts...
« Elle » a bouffé de l‘amiante pendant des années et des années, petit à petit, insidieusement dans l'usine où elle travaillait. Les particules destructrices ont envahi ses poumons et se sont exprimées mortellement une quarantaine d‘années plus tard. Je me souviens du jour où son médecin, un homme doux et bienveillant, lui a annoncé qu'un nouvelle chimio la tuerait plus certainement et plus vite que sa maladie. Alors, elle a posé la question que tout le monde aurait posée « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » Mon frère était présent et nous avions eu le diagnostic avant son arrivée. Le praticien lui a répondu, en baissant la tête, qu'il n'y avait plus rien à faire. Plus rien... Elle nous a regardés et j'ai lu dans ses yeux une grande tristesse naïve comme une petite fille qui a fait une bêtise, se fait prendre.
Elle a mis des mois et des mois à s'enfoncer malgré les doses de morphine de plus en plus fortes et de moins en moins efficaces. Et puis un jour, les petites cellules malignes ont colonisé ses os et son cerveau.
La veille de sa mort, nous étions tous là... tous, un hasard heureux. Elle était faible, mais elle riait, riait, s'amusait des mots et des phrases qui sortaient de sa bouche et n'avaient rien à voir avec ce qu'elle voulait nous dire. Quelle chance, avons-nous eu de la voir sourire et de l'entendre rire et de rire avec Elle. Le lendemain matin, Elle a été sédatée pour apaiser ses douleurs. Le soir, Elle s'est endormie pour toujours. Nous venions de la quitter... Mes parents me manquent.
Je ne peux plus bouger. Tout est noir, trop silencieux... J'ai peur...
Je me sens légère comme une plume. Au-dessus de moi, deux petits nuages proches l'un de l'autre flottent dans un immense ciel bleu.. Allongées sur le sol, des dizaines de coquelicots me sourient participant à mon bonheur d'être enceinte pour de bon, cette fois.
D'après mon gynécologue, c'est probablement un garçon ; tout ce qu'Il attendait. Je lui ai menti sur l'heure du rendez-vous afin de pouvoir lui annoncer de vive voix, de participer à son bonheur, de l‘entendre crier sa joie et d'annoncer la bonne nouvelle à sa mère, à son père et à ses frères.
Mais, je sens qu'il se passe quelque chose...
Mon corps se soulève accompagné des fleurs rouges. Je monte, je monte dans le ciel azur. Je suis légère comme une plume. Le vent léger me pousse. Je domine les champs, la forêt, les maisons, le jardin de mon enfance. Mes élèves, dans la cour de récréation, me font de grands signes et crient.
Nous nous sommes rencontrés il y a sept ans, banalement dans un café. Je le regardais, peut-être un peu trop. Il s'est approché de ma table, Des nuages gris filaient vite dans ce ciel de mai. Il m'a demandé s'il pouvait me tenir compagnie, en précisant qu'il n'était pas coutumier du fait, mais...
Sa voix était douce, touchante, gênée. J'ai su tout de suite que ce serait Lui. Il m'a avoué deux ans plus tard, à la même date, au même endroit, devant le même café qu'il avait ressenti les mêmes choses que moi, puis il m'a demandé ma main.
Les fleurs me portent toujours plus haut. Lui aussi est là, mon amant, mon ami. Je vais te donner un petit garçon avec qui tu joueras au ballon dans le jardin. Tu lui construiras une magnifique cabane dans un arbre. Ma Sœur aînée lui apprendra la clarinette, ton Père le tambour et la grosse caisse. Ensemble, ils feront partis de la fanfare municipale. Toi et tes frères vous l'initierez aux blagues douteuses, aux farces improbables et aux gros mots horribles...
Il sera fort, beau et courageux comme toi. Il aura tes yeux et ta douceur et Nous vivrons heureux en famille pour l'éternité,
Nous lui ferons très vite une petite sœur, un véritable petit ange. J‘ai déjà un prénom en tête. Je la vois. Son visage m'apparait dans toute sa finesse, dans toute sa quiétude, dans toute sa gentillesse...
Je monte, je monte, je monte toujours. Je sors de l'atmosphère et rencontre la Lune qui me salue au passage. Je file de plus en plus vite. Je frôle les planètes à une vitesse incroyable, circule entre les satellites. Le ciel, l'espace m'ont toujours fascinés.
Je deviens transparente, lumineuse, rayonnante. Ton sourire éclaire mon voyage, me guide. Les coquelicots sont toujours mes compagnes, elles se sont placées à l'avant afin de m'ouvrir une voie divine. Je sors du système solaire ! Des milliers d'étoiles m'appellent amoureusement et enflamment mon âme. J'étincèle !!!
Je sens qu'il s'est passé quelque chose... »
« Allô Central ! Choc frontal : le conducteur et la conductrice sont décédés. Appel Terminé... »
Aubervilliers, le 3 novembre 2020