Ailleurs

Recommandé

Pourquoi on a aimé ?

Ce texte raconte, avec beaucoup de maîtrise, un instant de vie dans les tranchées. Avec ses phrases courtes, vives, l’auteur parvient à nous

Lire la suite
Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Jamais rien comme les autres. Un peu rêveur. Ailleurs. C'est sans doute ce que tu aimais chez moi.

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Mais là, ce n'est pas comme d'habitude. Là, je crois que je deviens fou. Je te vois partout maintenant. Hier, tu marchais au milieu du no-man's land. Les autres avaient le regard vide, mais moi je t'ai vu. Tu portais le chapeau blanc et bleu que je t'ai offert avant mon départ pour le front. Tu marchais entre les lignes ennemies, dans la boue qui sépare nos tranchées. Tu ne semblais pas avoir peur : tu te promenais. J'ai cligné des yeux. L'instant d'après, tu n'étais plus là.

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Mais là, ce n'est pas comme d'habitude. Vois-tu, tout se mélange dans ma tête. J'oublie peu à peu comment on écrit et on parle. Je ne sais plus écrire. Je ne fais que crier. Je crois que je suis mort et que je ne reviendrai jamais. Ici, tout aigrit. Gris le ciel, grise la terre, et gris les éclats d'obus. Ici, tout est gris. Avant chaque assaut, mon cœur tonne et le canon bat la chamade. Et après chaque assaut, ma respiration est difficile, hachée. Mon souffle court. Et moi derrière.

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Mais là, ce n'est pas comme d'habitude. Je crois que je deviens fou. Alors, j'ai décidé de t'écrire, pendant que les autres somnolent. Le sommeil se couche à l'horizon mais je n'ai pas soleil. Il n'y aura bientôt plus de lumière et je devrai m'arrêter d'écrire. Mais avant de conclure ma lettre, je voudrais te raconter ce qu'il m'est arrivé.

C'était au détour d'une tranchée. Une tranchée ennemie que nous venions de prendre. J'aurais dû me méfier. Il reste toujours des soldats ennemis égarés, même lorsque la tranchée a été envahie. Et c'est ce qui s'est passé. Le cliquetis de mon barda avait dû l'alerter. Et soudain, il était là, face à moi, à quelques mètres, à cette étrange distance où l'on ne peut rater son coup. Son canon était pointé sur moi, j'avais braqué le mien sur lui, instinctivement, sans réfléchir.
Nous étions face à face mais rien ne venait. Tu comprends, ma chère âme, je ne voulais pas tuer. Tuer, tuer, tuer. Tuer à en oublier qui tu es. Tuer, et tous ces compagnons qui jour après jour manquent à la pelle. Manquent à l'appel.

Il allait tirer, je le sentais, je le savais, pourquoi ne tirait-il pas, pourquoi ne tirais-je pas, il fallait que je tire, je devais tirer, j'allais tirer. Il fallait que je vive, pour toi, pour moi : c'était lui ou moi. Mais aucun de nous deux ne tirait. Nous nous regardions et c'est tout, haletants, interdits, n'osant bouger, de peur que l'autre ne prenne peur et ne tire. Son uniforme était aussi boueux que le mien et il avait le même regard fou que je croise dans le reflet dans les flaques quand, d'aventure, je m'y contemple. Il fallait que je tire.

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Jamais rien comme les autres. Alors quand il a semblé baisser son arme - l'a-t-il vraiment fait ou est-ce que j'ai rêvé ? - j'ai pensé que je ne tirerai pas.

Mais le coup était déjà parti. Ma très chère âme, j'avais tiré. Pourquoi ? Pour qui ? Je ne sais pas. J'avais tiré.

Je ne voulais pas tuer, mais j'avais tiré.

Moi j'étais différent. Je l'avais toujours été. Pour ma mère, c'était comme si j'étais un extra-terrestre. Jamais rien comme les autres. Un peu rêveur. Ailleurs.
Recommandé

Pourquoi on a aimé ?

Ce texte raconte, avec beaucoup de maîtrise, un instant de vie dans les tranchées. Avec ses phrases courtes, vives, l’auteur parvient à nous

Lire la suite