À tâtons

J'écris et interprète mes textes sur ma chaîne youtube "Babak" : https://www.youtube.com/channel/UCsSqIqE3Bn-Ydc2622rl8Ew

- Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux...
Le réveille-matin venait de crier sept heures, normalement des petits éclats triangulaires viennent motifer les murs de la chambre, mais depuis quelque temps, chaque éclat s'était assombri, abîmé et maintenant complètement éteint.
- Ils sont là mais je ne les vois pas, expertisa Oscar. Il ne fait pas noir.
En tâtonnant sans trop tâtonner, il trouva sur son bureau sa trousse, en extirpa le compas et l'enfonça d’un coup sec dans son oeil droit. La vive douleur qu’il ressentit témoigna la non-présence de paupière.
- Je ne suis pas dans le noir, j’ai les yeux ouverts et pourtant il fait tout noir. On se croirait dans un film.
C’est vrai que l’on se croyait dans un film en noir et blanc sans le blanc. Alors pour effacer tout soupçon, Oscar tendit ses bras afin de démasquer un quelconque camérahomme, mais ne heurta que des particules finement atomiques.
La vérité était dure à voir, on la devinait pourtant : Oscar avait perdu la vue.

- Non, ce n’est pas possible ! cria-t-il en chuchotant.
Oscar était têtu.
- On ne perd pas la vue comme ça.
Il n'en savait rien.
- Bon admettons...
Il admit.

Il fallait maintenant tester si aucune autre sensation n’avait été perdue. Oscar mordit la partie inférieure de sa bouche, un petit goût ferreux coula le long de sa gorge, puis se mit à chanter une chanson de variété avariée, cela était très désagréable. En tâtonnant encore un peu sur son bureau, il trouva un livre, le renifla. À l’odeur il reconnut “L’herbe rouge” de Boris Vian. Il lui restait bien une sensation à expérimenter, mais sa religion lui interdisait formellement cette abomination.
Tâtoti-tâtota, il trouva son cellulaire portatif. Comme dans la publicité, il lui demanda l’emplacement de l’œilhologue le plus proche. Quatorze fois plus tard, un satellite d’un seul coup fut projeté de la zone 51, fouilla minutieusement chaque coinstot de la Terre et revint faire son rapport. Il y avait l’œilhologue Raoul à quatre-cent-deux pas en suivant une ligne orientée d’un angle de dix-huit radians depuis la porte de chez lui.
Oscar s’amusait ainsi à redessiner dans sa tête, le monde qui venait de disparaître.
Totâti-totâtâ, il sortit, se concentra très fort et partit dans la bonne direction. Dans son oreille gauche un frelon fredonnait le nombre de pas, déjà rendu à Fingt-et-un.

Rue père Latable, il y avait dans l’air une spirale blanche, robe si légère, qui vous caresse lente.
- Finquante finque !
Rue de la Guerre, il y avait à terre du solide bitume où l’on s'engouffre frêle, on se prend pour Neptune.
- Deux fent finquante !
Jardin des fleurs, il y avait des mômes dessinant des rosaces, plein de jolies mômes... Que je rêvasse d’elles !
- Frois fent fingt deux !
Rue des coiffeurs, ça sent bon de désir ! Des araignées tissent leur fil à chérir, pour des mains amoureuses.
- C’est amusant, suggéra Oscar, il faut être aveugle pour mieux voir.
Dans ses pensées perdues, il suivait sa ligne droite.
- Frois fent fente fept !

C’est à ce moment précis que la vie sans prévenir fit venir cette fille. Une tendre collision, douce et brutale. Lui avait une excuse, elle n’en avait pas. Le temps devenait orageux. L’atmosphère lourde et pesante troublait les sens d’Oscar. Elle lui prit la main, la posa doucement sur son visage. Ses joues vivantes se gonflaient infiniment puis se dégonflaient en harmonie. Oscar ne bougeait plus et se laissait bercer comme un gros bébé. Des battements irréguliers prouvaient qu’elle riait en silence. Alors en cadence maintenant il riait avec elle. Sa main lentement glissait et sous sa paume un creux lumineux, un croissant de Lune grandissait. C’était son sourire. Le vide immense tout autour de lui se remplissait d’elle. Bientôt ses seins touchaient sa poitrine et ses cheveux sans frontières venaient s’étaler sur son corps.
Elle était belle, magnifique. Le noir ambiant s’était rosi.

- Qui es-tu ? Demanda tout doucement Oscar.
- Maëlle, souffla Maëlle, et toi ?
- Oscar. Je crois que je t’aime Maëlle.
- C’est tout joli Oscar, dit-elle taquine.

Tout doucement elle s’éloignait. Un froid pointu se faufilait entre eux deux, mais rapidement, pris par surprise, sur les lèvres d’Oscar une tâche humide, légèrement sucrée se posa. Une musique orchestrale résonnait dans sa tête et plein de petites étoiles dansaient dans ses yeux. Oscar embrassait mal les filles, mais Maëlle pour compenser l’embrassait sublimement bien. Ils tremblaient tous deux de plaisir. C’était si simple.
Le frelon toujours dans l’oreille d’Oscar commençait à s’impatienter et se mit à frelonner de toutes ses forces. Cela était très douloureux. Pour éviter de se ridiculiser devant Maëlle, il la poussa d’un coup vif mais tendre, lui promit qu’ils se reverraient et repartit à la poursuite de sa ligne droite, maintenant quelque peu courbée.
Sur une pancarte toute crasseuse était inscrit “Œilhologue Raoul”, à quoi bon la laver, les clients n’y voyaient rien de toute façon. Oscar remercia le frelon et s'engouffra dans le cabinet. Le sol sensiblement rugueux indiquait le chemin à suivre, par précaution tout de même il tendait ses bras qui rapidement heurtèrent une porte en bois. Il toqua, tira la chevillette et la bobinette cherra. Dans la pièce le professeur Raoul était assis tout au fond derrière son bureau. Sa blouse blanche immaculée faisait qu’un non-voyant devinait sa présence. Oscar fit un signe de croix et lui exposa son problème :

- Fastoche ! Conclut Raoul
Il conduisit Oscar sur un divan rouge pourpre.
- Ça va faire mal ? s'inquiéta Oscar.
- Très mal, se réjouit l’autre.
- Qu'allez-vous faire ?
- Je vais vous arracher les deux yeux et les remplacer par des nouveaux, protocola Raoul. Avez-vous une préférence pour la couleur ?
- Humm, tâtonna Oscar, j'hésite entre bleu et rouge.
- Vous pouvez choisir les deux, hypothèsa Raoul.
- Parfait ! Les deux alors, je suis sûr que cela plaira à Maëlle.
- Cela ne peut que lui plaire, certifia Raoul.
- Je l’aime tellement, insista Oscar.
- Et bien pensez très fort à elle. Dans votre cas, c’est sûrement le meilleur anesthésiant, conjectura Raoul.

Le docteur sortit d’une petite valise dorée, une cuillère en or 29 carats, l’enfonça de toutes ses forces sous l’œil d’Oscar le plus proche de lui, puis par un moulinet synchronisé de ses deux mains, que l’on apprend en dix-huitième année d’études de médecine, parvint à catapulter l’œil qui alla s’échouer dans un gobelet lambda de la pièce.

- Panier ! hurla Raoul.

Oscar tétanisé de douleur ne disait plus grand-chose. Raoul récidiva avec l’autre œil, nettoya sa cuillère, la rangea dans sa valise, sortit de sa poche un point rouge et un point bleu qu’il posa avec amour dans les deux trous béants face à lui. Les deux points s’y plaisaient bien et en deux demies secondes se gonflèrent en œil.

- Action ? demanda Raoul.
- Ça tourne ! s’exclama Oscar. Ô grand Raoul, merci beaucoup !
- Ce n’est rien, frima le grand Raoul en lui tendant un miroir...
- Mes nouveaux yeux me vont à merveille !
- Parfaitement, blousa Raoul.
- Maëlle va adorer !
- Sans aucun doute, douta Raoul.

Oscar paya l’Œilholgue, le grand Œilhogue, le grand Œilhogue avec un grand Œ. Quelques louanges plus tard il était de retour dans la rue et prit la ligne droite de l'allée en marchant à reculons, il tenait à revoir le paysage qu’il n’avait pas vu. Des cheveux sauvages, un pull pointu, un blue-jean rouge, des converses blanches, tous tapèrent contre le dos d’Oscar. Que je rêvasse d’elle ! Il la mirait avec ses nouveaux yeux amoureux tout droit sortis de l’ombre. Même sa meilleure expertise ne l’estimait pas si belle. D’un commun accord ils s'envolèrent en suivant un axe perpendiculaire à leur rencontre, qui plus est vers le ciel.