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Berlin, 26 décembre 1964

Avant ce jour, je n'avais jamais connu la peur. La vraie.
En ce matin glacé de décembre, alors que nous remontions la Filderstrasse, elle imprégnait chaque parcelle de mon corps recroquevillé sous la tôle, meurtri par les briques dérisoires censées me protéger des balles. Une peur plus forte que la tristesse d'avoir quitté mes parents, mon frère, mes amis, sans même les étreindre ni leur dire à quel point je les aimais.
Leur parler de ce projet fou ? Impossible, ils auraient tenté de m'en empêcher par tous les moyens.

Cette peur-là dépassait même l'amour que je portais à Rolf depuis plus de trois ans. Passion foudroyante, exclusive, fusionnelle, qui avait résisté à la séparation imposée par le Mur édifié la nuit du 12 au 13 août 1961. Un mois à peine après ma rencontre avec ce garçon brillant, bouillonnant et un peu fou qui allait éclipser tous les autres.

Mais si, alors que nous avions choisi de fuir, la peur avait presque pris le dessus, je ne m'avouais pas vaincue et décidais de me souvenir de toutes les fibres de mon être. Coincée dans ce coffre malodorant, je convoquais chaque image des instants passés ensemble, réentendais chaque mot, revivais chaque caresse, chaque souffle, chaque baiser, afin de tenir la panique en respect pour ne plus penser qu'à cette perche tendue par le destin.

En effet, depuis un an, les Berlinois de l'Ouest avaient l'autorisation de rendre visite à leurs familles du secteur Est pour les fêtes de fin d'année. Rolf était donc venu passer Noël avec ses grands-parents, dont la maison jouxtait la nôtre. C'est grâce à ce voisinage que nous avions fait connaissance, alors qu'il séjournait chez eux. Il avait vingt ans, moi dix-huit. Nous avions su tout de suite que ça serait pour la vie.

Quand il était arrivé, deux jours plus tôt, Rolf m'avait très vite prise à part. Il me confia qu'il allait profiter de cette permission providentielle pour m'emporter loin de ma ville prison.
— C'est devenu trop dur, Anna, je ne peux pas continuer ainsi. J'ai besoin de toi. Maintenant. 
Son plan était imparable : il allait me cacher dans le coffre de son Austin-Healey, une voiture très basse qu'il venait d'acheter en Autriche et dont il avait démonté le pare-brise. Nous passerions tout simplement sous les barrières, alors que le Vopo serait occupé aux vérifications d'usage. Rolf avait fait et refait ses calculs, il avait même légèrement dégonflé les pneus : ainsi, le véhicule ne dépasserait pas 90 centimètres de hauteur. Il lui suffirait de baisser la tête, d'écraser l'accélérateur, et nous nous retrouverions en secteur américain ! Un petit « rempart » de briques devait me protéger des tirs éventuels. Et après ça, la liberté...
S'il fut déçu de me voir dubitative, mon amoureux ne se laissa pas désarçonner. Il me répéta sa stratégie dans les moindres détails, jusqu'à ce que je finisse par accepter.
— Et ma famille, alors ? tentai-je.
— Aie confiance, m'assura-t-il. Ce mur n'en a plus pour longtemps !
L'affaire fut entendue : ce serait pour le surlendemain.
Naturellement, cette nuit-là, je ne fermai pas l'œil.

Ce plan trop simple aurait dû éveiller ma méfiance. Mais non ! Je fis taire mes doutes et ma peine, et je fonçai. Comme cette décapotable bravache qui filait à présent sur le pavé et dont les soubresauts résonnaient dans mon corps ballotté comme autant de rappels à l'ordre : « C'est de la folie ! », « Ils vous tueront ! »

Depuis près d'un quart d'heure, la voiture avançait, déterminée, vers Check Point Charlie. Nous ne devions plus être qu'à quelques centaines de mètres, je le sentais à la façon dont Rolf ralentit l'allure, comme pour rassembler ses forces avant l'ultime assaut. Puis l'Austin reprit un train régulier, avant de s'arrêter tout à fait.
Voilà. Nous y étions, il n'y avait plus de retour possible.

De ma cachette, j'entendais le ronronnement étouffé du moteur et des voix d'hommes. Le ton monta, impératif. Chaque seconde me semblait interminable. Pourquoi n'avancions-nous pas ?

STOP !
D'un coup, la peur disparut, balayée par la stupeur, quand mon corps fut soulevé par la fulgurance de l'accélération. Ma tête heurta les briques et je perdis connaissance.
Quand je revins à moi, j'étais étendue sur le trottoir, à l'air libre. Rolf m'avait couverte de son manteau de gros drap noir et me tenait la main, en larmes, tandis que des hommes en uniforme nous entouraient. Alors, c'était ça, le paradis ? Oui, d'une certaine façon : nous étions de l'autre côté. Sains et saufs. Il avait réussi.

Notre évasion fit beaucoup de bruit. Ma mère m'en parla dans les innombrables lettres qu'elle me fit parvenir, des mois après. Quant à mes enfants, ils apprendraient même plus tard que, arrivé sur le sol américain, lorsque Rolf freina enfin, il laissa sur la chaussée des traces de pneu sur plus de six mètres !

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