Si un arc-en-ciel se posait à mes pieds, je pense que je grimperais dessus et que je partirais. Loin. J'ai trente-huit ans aujourd'hui et personne ne m'a souhaité mon anniversaire. C'est comme ça... [+]
Vies (au pluriel)
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Lauréat
Jury
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Quand je remonte les files de voitures, je me sens le roi du monde. Je me faufile dans le moindre espace et, aux heures de pointe, je suis plus rapide qu’une Porsche. Mais là, allongé sur le côté, dans ce parking inconnu, comme une pauvre carcasse écorchée, carénage compressé et l’une de mes roues totalement voilée, je ne suis plus grand-chose… Juste un petit scooter venu jouer parmi les grands, et qui a payé cher son incartade. Vous voyez la trace brune, là ? C’est un peu d’huile qui est restée à cet endroit, un peu de moi.
Celui qui m’a renversé s’est arrêté un instant, a regardé en arrière dans son rétroviseur et est parti tranquillement dans sa belle et sécurisante Mercedes. Pour l’assurance, je ne suis qu’une épave, de toute façon, et il n’y a pas mort d’homme.
Mano, mon propriétaire, devra repartir de chez sa conquête de la veille en transports en commun, il sera en retard pour la quatrième fois, ce mois-ci. Son chef le réprimandera encore et aura des propos si blessants que la seule réponse que Mano trouvera sera de lui asséner un coup de poing violent. Il n’y aura pas mort d’homme… juste le chômage, encore.
Dommage, car c’est à Courrier Express – qu’il quittera sur-le-champ – qu’il aurait dû rencontrer Joanne…
Joanne rêve de voyager, comme tout le monde, mais est personnel au sol à Roissy-Charles-de-Gaulle. Elle a passé sa matinée au téléphone avec un petit chef désagréable de la société Courrier Express. Elle devait recevoir par coursier les documents dont son client avait besoin pour voyager avec son chien guide d’aveugle. Un peu usante, cette matinée, mais… il n’y a pas mort d’homme. Ce moment passé avec son client marquera le début d’une relativement longue histoire d’amour sans heurts, mais qui lui laissera au soir de sa vie un petit goût de « Je n’ai pas vécu très intensément ».
Dommage.
Mano et Joanne se seraient aimés, passionnément, dès le premier regard. La première fois que leurs mains se seraient frôlées, ils auraient ressenti au même instant un petit frisson dans tout leur corps. Tout dans leur vie aurait eu le petit goût épicé du bonheur, celui qui nous fait traverser le temps et ses épreuves sans douter un seul instant d’être avec le bon compagnon de route. Il y aurait eu un enfant, puis un autre, puis un autre, deux maisons, une en région parisienne, l’autre sous le soleil du Portugal, un rhododendron rose lilas et une rivière au fond du jardin, des mois difficiles au moment du décès du père de Joanne, des mots et des gestes de tendresse, des tables pleines d’amis et de victuailles, des regards entendus, la maladie de la petite dernière dont on ne trouverait pas la cause pendant longtemps, la rencontre inespérée avec docteur Chance, quelques nuages, mais surtout, de vrais rayons de soleil…
Mano et Joanne. Joanne et Mano. Leur couple aurait été une évidence.
Mais ils n’ont pas pu se rencontrer, car moi, j’ai rencontré une Mercedes.
Vous saviez qu’il m’avait donné un nom ? Cheval de trot, que je m’appelle. J’aurais bien aimé connaître Joanne. Ensemble, ils m’auraient bichonné parce que j’aurais été témoin de toutes leurs premières fois : premier baiser volé, premier voyage serrés l’un contre l’autre, premier cinéma en plein air… Même leur fils aîné aurait pris soin de moi, amoureux comme il l’aurait été de vieux scooters. J’aurais été remisé dans le local du fond du jardin avec deux autres copains et, de temps en temps, nous serions partis en voyage avec d’autres passionnés de Vespa.
Cette vie-là m’aurait bien plu, mais je ne l’ai pas connue. Oh, il n’y a pas mort d’homme, pas même de scooter puisque j’attaque ma seconde vie : je suis une compression hommage à César dans la salle d’exposition dont Mano est l’artiste principal. Je suis sa pièce maîtresse et je ne suis pas à vendre. Posé tout près de l’entrée de la galerie, c’est moi qui accueille chaque client potentiel ou le simple passant venu s’abriter de la pluie…
C’est fou ce qu’elle sent bon, cette femme qui effleure mes creux et mes bosses du bout des doigts ; sa main est chaude et légère, et un frisson me parcourt toute la carcasse. Nous nous connaissons bien, je crois. Ne la rate pas cette fois-ci, Mano : c’est Joanne.
Celui qui m’a renversé s’est arrêté un instant, a regardé en arrière dans son rétroviseur et est parti tranquillement dans sa belle et sécurisante Mercedes. Pour l’assurance, je ne suis qu’une épave, de toute façon, et il n’y a pas mort d’homme.
Mano, mon propriétaire, devra repartir de chez sa conquête de la veille en transports en commun, il sera en retard pour la quatrième fois, ce mois-ci. Son chef le réprimandera encore et aura des propos si blessants que la seule réponse que Mano trouvera sera de lui asséner un coup de poing violent. Il n’y aura pas mort d’homme… juste le chômage, encore.
Dommage, car c’est à Courrier Express – qu’il quittera sur-le-champ – qu’il aurait dû rencontrer Joanne…
Joanne rêve de voyager, comme tout le monde, mais est personnel au sol à Roissy-Charles-de-Gaulle. Elle a passé sa matinée au téléphone avec un petit chef désagréable de la société Courrier Express. Elle devait recevoir par coursier les documents dont son client avait besoin pour voyager avec son chien guide d’aveugle. Un peu usante, cette matinée, mais… il n’y a pas mort d’homme. Ce moment passé avec son client marquera le début d’une relativement longue histoire d’amour sans heurts, mais qui lui laissera au soir de sa vie un petit goût de « Je n’ai pas vécu très intensément ».
Dommage.
Mano et Joanne se seraient aimés, passionnément, dès le premier regard. La première fois que leurs mains se seraient frôlées, ils auraient ressenti au même instant un petit frisson dans tout leur corps. Tout dans leur vie aurait eu le petit goût épicé du bonheur, celui qui nous fait traverser le temps et ses épreuves sans douter un seul instant d’être avec le bon compagnon de route. Il y aurait eu un enfant, puis un autre, puis un autre, deux maisons, une en région parisienne, l’autre sous le soleil du Portugal, un rhododendron rose lilas et une rivière au fond du jardin, des mois difficiles au moment du décès du père de Joanne, des mots et des gestes de tendresse, des tables pleines d’amis et de victuailles, des regards entendus, la maladie de la petite dernière dont on ne trouverait pas la cause pendant longtemps, la rencontre inespérée avec docteur Chance, quelques nuages, mais surtout, de vrais rayons de soleil…
Mano et Joanne. Joanne et Mano. Leur couple aurait été une évidence.
Mais ils n’ont pas pu se rencontrer, car moi, j’ai rencontré une Mercedes.
Vous saviez qu’il m’avait donné un nom ? Cheval de trot, que je m’appelle. J’aurais bien aimé connaître Joanne. Ensemble, ils m’auraient bichonné parce que j’aurais été témoin de toutes leurs premières fois : premier baiser volé, premier voyage serrés l’un contre l’autre, premier cinéma en plein air… Même leur fils aîné aurait pris soin de moi, amoureux comme il l’aurait été de vieux scooters. J’aurais été remisé dans le local du fond du jardin avec deux autres copains et, de temps en temps, nous serions partis en voyage avec d’autres passionnés de Vespa.
Cette vie-là m’aurait bien plu, mais je ne l’ai pas connue. Oh, il n’y a pas mort d’homme, pas même de scooter puisque j’attaque ma seconde vie : je suis une compression hommage à César dans la salle d’exposition dont Mano est l’artiste principal. Je suis sa pièce maîtresse et je ne suis pas à vendre. Posé tout près de l’entrée de la galerie, c’est moi qui accueille chaque client potentiel ou le simple passant venu s’abriter de la pluie…
C’est fou ce qu’elle sent bon, cette femme qui effleure mes creux et mes bosses du bout des doigts ; sa main est chaude et légère, et un frisson me parcourt toute la carcasse. Nous nous connaissons bien, je crois. Ne la rate pas cette fois-ci, Mano : c’est Joanne.

une vie aprés la vie ...en reussir une aprés avoir raté l'autre