Victime obscure, passions obscènes

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. » Je sentais ce sombre vide me consumer, m’attirer, m’emporter dans un tourbillon de passion obscène. Noir, obscurité, ou ténèbres ; un ensemble de lettres différant en nombre et agencement mais n’aboutissant qu’à un seul sens : le mal. Mioche, ma grand-mère, fréquemment me berçait de ces contes populaires. Ces contes qui étaient l’âme de l’Afrique. Ces contes qui m’ont abreuvée de bien de leçons. Contes ; je me remémore encore ; dans lesquels le noir était symbole d’infortune. Apercevez un chat noir sur le toit et très bientôt une calamité s’abattra sur votre maison. Tels étaient les propos avec lesquels j’avais grandi. Mon esprit n’avait jamais entrevu que mon corps prendrait un malin plaisir à agir dans cette cohorte de mal. Ma tâche accomplie, je me levai et plongeai dans ce noir profond. L’euphorie traversait mon corps dans tous les sens possibles, pareil aux courants d’air qui s’affalent sur les boucles volumineuses d’une belle femme assise sur la plage. Durant ces brefs instants, je n’étais plus Ania, jeune femme de vingt-cinq ans à la tête d’un empire, modèle de perfection d’éthique pour toutes les classes sociales. Femme impressionnante, prisée d’une beauté farouche et d’une intelligence inouïe, qui suscitait autant admiration qu’émulation. Je revêtais juste l’aspect d’une déesse qui laissait libre court à ses plus profondes aspirations aussi peu innocentes soit-elles. Le coup de fil passé et le bip qui désactivait l’alarme de mon véhicule déclenché; je disparus, laissant derrière moi ce rôle pour reprendre celui de la reine. Trente minutes de route faite, je me garai devant le duplex en bois blanchis. Quelques secondes après mon coup de klaxon, le grand portail s’ouvrit à moi et je pénétrai majestueusement dans ma demeure. Je sirotai un verre de vin dans un bain froid, plus froid que le corps que j’avais laissé dans cette nature ténébreuse et j’allai reposer dans les bras de Morphée. Le lendemain, assise dans la grande et lumineuse salle de séjour, je me tins devant le journaliste qui pouvait s’estimer veinard d’obtenir pareille confidence de moi. D’un ton enjoué, je débutai fièrement mon récit.
«Depuis cinq ans, deux fois dans l’année, deux hommes s’effacent de la nature. Sortis pour travailler, ne se doutant pas qu’ils feraient définitivement don de leur présence à Hadès. Et depuis cinq ans, chacun de ces hommes a croisé ma voie, victimes du mauvais sort que leur ont jetés les plaisirs obscurs qui sommeillent en moi. Bien de questions vous taraudent l’esprit, je le sais alors pourquoi ne pas commencer par le début ? Tout remonte à cet âge, âge béni et meurtri ; naïf et frivole. Age où je sautillais nue sous la pluie, m’endormais sur les genoux de ma grand-mère après avoir suivi ses fables, âge où je mélangeais eau et sable dans une boîte de conserve pour m’exercer à l’art culinaire. Lorsque j’avais huit ans, une suite d’aventure se déferla sur moi et changea à tout jamais ma conception de la dignité humaine. Je me rappelle encore de cette nuit où il glissait sa main droite dans mes cheveux pendant que sa main gauche se limitait à ma poitrine aussi plate qu’une spatule. Cette nuit où sous le tonnerre qui grondait, mes gémissements ne pouvaient être perçus, cette nuit obscène où mon cher père me déflora sans se douter que son fils prendrait exemple sur lui plus tard. Cette nuit où au lieu de veiller sur moi, ma mère préféra donner vie à ses fantasmes avec un monsieur choisi de manière aléatoire par sa libido. Je me souviens encore de cette nuit dont le lendemain, tout le monde était réuni à table dans la salle à manger, à savourer le copieux plat qu’avait fait la servante, comme s’il ne s’était rien produit la veille, à l’image de la petite famille bourgeoise. Cette soirée pour moi était devenue un tourment, un fantôme qui me hantait l’esprit, sans libérer un seul fragment de mon âme. Dès que je fermais les yeux, ou que la lumière était éteinte, dès que les ténèbres descendaient sur la ville, je me revoyais dans la peau de cette victime. Victime affaiblie devant se débattre pour sortir vivante de cette obscurité de mauvais augure, de cette nuit qui avait indéniablement mis à mort mon honneur de jeune fille. Pendant quatre années successives et ce chaque mois, je subis les positions sexuelles de prédilection de mon père et de son fils mon frère de sang avant de daigner commettre mon premier meurtre. Mike avait finalement plié bagages pour l’université. Il ne restait que le vieux monsieur et moi. Comme je m’y attendais, son ombre apparut au seuil de la porte et le noir se fit. Comme le premier soir, il éteint la lumière avant de passer à l’acte, comme si l’obscurité rendait invisible la perversité de son action. Je me laissai faire, je pris mon mal en patience. Et lorsqu’il atteint le paroxysme de sa jouissance, je sortis la lame tranchante qui était près de moi et je la lui enfonçai dans l’abdomen. Contrairement à mes attentes, sa mort ne fut pas immédiate. Je le regardai agoniser, son sang épandu sur le drap et le sol, me suppliant par ses articulations imperceptibles de mots de l’aider. Peu à peu il s’éteint sous mes yeux. Je frissonnai d’émoi devant le corps inerte, puis je sortis de la grande chambre toujours prise au piège par le noir, par le mal. Ma mère, comme au premier soir brillait par son absence. J’étais l’unique témoin alors ma version ne craignait pas d’être contredite. J’ouvris la porte et je renversai à terre tout ce que je pouvais de sorte que ma maison ait l’aspect d’un champ de bataille. Ma version aboutie, je pris le téléphone et j’alertai la police. Ma version était la suivante : «je dormais paisiblement puis j’ai senti une forte présence au-dessus de moi. J’ai ouvert les yeux et là j’ai vu un monsieur qui avait la main levée comme pour me frapper. J’ai crié et mon père est venu. Il a commencé par se débattre avec l’inconnu. Je me suis réfugiée dans la chambre parentale sous ordre de mon père et quand je suis ressortie alertée par le soudain silence, j’ai vu la maison dans cet état. A cause du noir, je ne pourrai pas donner une description de l’individu». Je lui avais fait l’honneur de l’ériger en héro, un honneur démérité. A l’arrivée des policiers, je fis part des faits tels organisés dans ma tête. Une enquête fut ouverte mais faute de preuve, elle ne perdura pas. Ma mère avait versé des larmes durant des jours. Etaient-elles réelles ou juste un rôle, j’étais ignare. Après tout, ma famille n’était qu’une bande d’acteurs jouant différents rôles selon l’exigence du côté où se trouvait notre état d’âme. Et moi, je venais de trouver mon rôle ; attirer dans mes filets de parfaits inconnus se croyant malins. Les laisser réaliser leurs fantasmes les plus torrides puis au moment où ils atteindront une intensité paroxystique de leur jouissance, leur enfoncer une lame acérée dans l’abdomen en leur souhaitant les portes de l’enfer. Je le ferai jusqu’au jour où j’atteindrai quarante-huit victimes, le nombre de fois en tout que mon intimité a été humiliée. Et ensuite je mourrai, étouffée par les flammes qui serviront de prélude aux flammes infernales de ma toute dernière victime, mon cher frère ; vivant ensemble nos envies cyniques jusqu’aux portes de la mort.» Et c’est sur ces phrases que mon récit connu son arrêt. Je ne manquai pas de notifier : «  cette histoire ne devra être publié qu’après ma mort dans quelques années. »
- «  vous venez de m’avouer une série de meurtre en laissant entendre que vous en commettrez d’autres. Et vous ne vous doutez pas que je pourrais vous dénoncer ?»
- «  vous en aurez certes le désir, mais pas l’occasion. Voyez-vous monsieur le journaliste, votre faible pour une bouteille de vin vieille de cent ans vous aura été fatal. »
Sur ces mots, je me levai, m’élançant à la conquête de nouvelles âmes dénudées de toute innocence, afin d’assouvir jusqu’au dernier instant ma vengeance contre la gente masculine.