La bière avait tiédi. Le fond de ma pinte stagnait tout comme mes pensées en cette soirée d’hiver. Autour, des groupes d’étudiants s’agitaient. Plus loin, la tablée qui m’intéressait... [+]
Sur le sol gris de ma cellule, mon reflet me fixe ; vague et déformé, il se penche au bord du lit, prêt à bondir. Autour de moi, les murs sont constellés de messages non délivrés. Des graffitis de haine côtoient les vers de poésies maladroites. Au passage des gardiens, je perçois l’écho des pas qui résonne dans les couloirs vides.
Par la fenêtre, je vois au loin le Vercors. C’est là où j’ai fait mes premiers pas en ski, à Autrans. Les pistes étaient vertes puis bleues comme les ecchymoses sur mon corps à la fin de la première journée. Pour un gamin de la cité Mistral, ce n’est pas rien de savoir skier. On naît au bas des montagnes et on rêve de sommets, de neiges éternelles. Puis la vie enroule ses anneaux constricteurs autour de nos rêves de gosses, pour les étouffer, et c’est à coups de poing qu’on la traverse, en essayant de lui faire lâcher prise.
Les pas reprennent leur ronde dehors. Bientôt on viendra tourner la clé, le verrou mal graissé claquera, me fera sursauter car il fait le même bruit que la culasse d’un fusil qu’on arme. Puis j’entendrai le son caractéristique du métal qui grince, en délivrant la porte entravée par ses gonds rouillés, et qui est pour moi une promesse d’évasion, même fugace. L’heure de la promenade.
Jamais au même moment de la journée, c’est la règle, afin d’éviter toute tentative de mes complices de venir me chercher. L’attente, lourde, s’installe, pesant comme une veillée funèbre sur la famille du défunt. Mon reflet ne me lâche plus des yeux.
Je me souviens des balades que je faisais adolescent avec Bruno, mon voisin de palier. Été comme hiver, nous allions à la cascade de l’Enversin, un endroit magique à quelques foulées du Touvet. Un hiver, pour faire cuire notre déjeuner, nous avions essayé de faire un feu au pied de la cascade. Le bois était trempé et nos doigts tellement gelés, qu’on avait fini par manger notre cassoulet à même la boîte en tremblant de froid et en riant comme des tordus.
Trois mois que je suis à l’isolement. A force de ne plus être stimulés, mes sens sont à l’affût de chaque variation notable. La moindre lumière filtrant du hublot qui me sert de fenêtre me permet de m’évader dans les montagnes de mon enfance. Le plus infime bruit me trouve aux aguets, muscles tendus, prêt à bondir. La surface la plus douce sur laquelle mes doigts se sont posés ces derniers mois, est la paroi en plexiglas du parloir qui me séparait de ma femme. Quant à la subtile cuisine de notre chef, elle commence à me faire regretter mon cassoulet glacé.
Elle est venue me rendre visite la semaine dernière. Bruno est allé la voir, il lui a dit de ne pas s’en faire pour l’argent ; Enzo, notre boss, ferait en sorte qu’elle ne manque de rien.
Personne de la bande ne viendra ici. Ça grouille de flics et ils surveillent tout. Triple homicide, ça vous pose un homme, mais ça motive surtout les forces de l’ordre à vous faire cracher le morceau sur vos petits camarades. Avant que je me mette à table, ils peuvent en faire des courbettes. J’ai jamais balancé qui que ce soit et ça, Enzo le barjot le sait très bien.
Avez-vous déjà remarqué les reflets bleu acier de l’Isère quand elle s’agite en hiver ? Lors d’une randonnée entre la Chartreuse et la Vanoise, du côté du Crêt du Poulet, nous avions rencontré deux italiennes venues découvrir la région. Dans mes souvenirs, leurs yeux avaient les mêmes reflets. De crêtes en aiguilles nous nous étions rapprochés, pour finir par les inviter au restaurant le soir venu. Le dîner s’était prolongé, la nuit nous retrouva dans leurs chambres d’hôtel. À notre retour, le lendemain, je me souviens des cris de ma mère qui avaient rameuté tout le quartier. Bruno lui, reçut une telle correction de son paternel qu’elle lui laissa l’arcade sourcilière fendue.
Aujourd’hui l’air est chaud. Un jour à passer au Monteynard à regarder virevolter les voiles de kitesurf au-dessus du lac. Les pas s’approchent, s’éloignent à nouveau, ce n’est pas encore pour moi. Maintenant je pars sur les sentiers et j’atteins, non sans efforts, les Sept-Laux ; le grand air me donne un peu le tournis.
Un craquement brusque me ramène à ma cage bétonnée. La porte résiste puis cède sous la poussée du gardien.
Encadrés par deux gardes j’avance, résigné. J’entends le son de mes pas se joignant aux leurs, au loin, dans les couloirs déserts. La dernière porte se dresse devant moi, un tour de clé, un deuxième, et elle s’efface à son tour.
La lumière est si forte qu’elle balaie toutes les cellules de mon corps en une fraction de seconde. Je ne vois plus rien, le soleil est un coup de fusil à canon scié tiré à bout portant. On me pousse un peu, je pose un pied dehors, les yeux emplis de larmes brûlantes. À force de lutte, mes paupières finissent par accueillir la lumière de la cour intérieure de la prison.
Dans le ciel plane un rapace. Il me semble distinguer le vol du faucon crécerelle. Il doit bien se marrer en voyant ces drôles de bêtes enfermées dans des boîtes en béton. Un léger frôlement me parvient, une vibration. Quand la détonation retentit, la balle a déjà pulvérisé mes rêves d’évasion.
En scrutant le taillis on aurait pu repérer le reflet de la lunette. Derrière, l’œil bleu tranquille du tireur, surplombé par une cicatrice fendant son arcade sourcilière. Il était bien trop loin par contre pour que l’on puisse apercevoir la larme qui roulait sur sa joue droite, furtive.
Bruno fit jouer la culasse de son Hécate II, l’étendit sur la couverture, l’enroula comme dans un suaire et s’essuya la joue - ce n’était pas le moment de laisser son émotion le submerger - , il redescendit la colline.
Les ordres d’Enzo étaient très clairs : « Tu le descends, tu sautes dans ta caisse et tu quittes le pays ! »
Les flics trop surpris ou trop lents, ne l’avaient pas repérés à temps et en quittant la vallée, il jeta un dernier regard sur l’Isère. Il ne la reverrait pas avant longtemps. En réajustant le rétroviseur il croisa son reflet dans le miroir, il eut du mal à reconnaître ces yeux étranges qui le fixaient.
Par la fenêtre, je vois au loin le Vercors. C’est là où j’ai fait mes premiers pas en ski, à Autrans. Les pistes étaient vertes puis bleues comme les ecchymoses sur mon corps à la fin de la première journée. Pour un gamin de la cité Mistral, ce n’est pas rien de savoir skier. On naît au bas des montagnes et on rêve de sommets, de neiges éternelles. Puis la vie enroule ses anneaux constricteurs autour de nos rêves de gosses, pour les étouffer, et c’est à coups de poing qu’on la traverse, en essayant de lui faire lâcher prise.
Les pas reprennent leur ronde dehors. Bientôt on viendra tourner la clé, le verrou mal graissé claquera, me fera sursauter car il fait le même bruit que la culasse d’un fusil qu’on arme. Puis j’entendrai le son caractéristique du métal qui grince, en délivrant la porte entravée par ses gonds rouillés, et qui est pour moi une promesse d’évasion, même fugace. L’heure de la promenade.
Jamais au même moment de la journée, c’est la règle, afin d’éviter toute tentative de mes complices de venir me chercher. L’attente, lourde, s’installe, pesant comme une veillée funèbre sur la famille du défunt. Mon reflet ne me lâche plus des yeux.
Je me souviens des balades que je faisais adolescent avec Bruno, mon voisin de palier. Été comme hiver, nous allions à la cascade de l’Enversin, un endroit magique à quelques foulées du Touvet. Un hiver, pour faire cuire notre déjeuner, nous avions essayé de faire un feu au pied de la cascade. Le bois était trempé et nos doigts tellement gelés, qu’on avait fini par manger notre cassoulet à même la boîte en tremblant de froid et en riant comme des tordus.
Trois mois que je suis à l’isolement. A force de ne plus être stimulés, mes sens sont à l’affût de chaque variation notable. La moindre lumière filtrant du hublot qui me sert de fenêtre me permet de m’évader dans les montagnes de mon enfance. Le plus infime bruit me trouve aux aguets, muscles tendus, prêt à bondir. La surface la plus douce sur laquelle mes doigts se sont posés ces derniers mois, est la paroi en plexiglas du parloir qui me séparait de ma femme. Quant à la subtile cuisine de notre chef, elle commence à me faire regretter mon cassoulet glacé.
Elle est venue me rendre visite la semaine dernière. Bruno est allé la voir, il lui a dit de ne pas s’en faire pour l’argent ; Enzo, notre boss, ferait en sorte qu’elle ne manque de rien.
Personne de la bande ne viendra ici. Ça grouille de flics et ils surveillent tout. Triple homicide, ça vous pose un homme, mais ça motive surtout les forces de l’ordre à vous faire cracher le morceau sur vos petits camarades. Avant que je me mette à table, ils peuvent en faire des courbettes. J’ai jamais balancé qui que ce soit et ça, Enzo le barjot le sait très bien.
Avez-vous déjà remarqué les reflets bleu acier de l’Isère quand elle s’agite en hiver ? Lors d’une randonnée entre la Chartreuse et la Vanoise, du côté du Crêt du Poulet, nous avions rencontré deux italiennes venues découvrir la région. Dans mes souvenirs, leurs yeux avaient les mêmes reflets. De crêtes en aiguilles nous nous étions rapprochés, pour finir par les inviter au restaurant le soir venu. Le dîner s’était prolongé, la nuit nous retrouva dans leurs chambres d’hôtel. À notre retour, le lendemain, je me souviens des cris de ma mère qui avaient rameuté tout le quartier. Bruno lui, reçut une telle correction de son paternel qu’elle lui laissa l’arcade sourcilière fendue.
Aujourd’hui l’air est chaud. Un jour à passer au Monteynard à regarder virevolter les voiles de kitesurf au-dessus du lac. Les pas s’approchent, s’éloignent à nouveau, ce n’est pas encore pour moi. Maintenant je pars sur les sentiers et j’atteins, non sans efforts, les Sept-Laux ; le grand air me donne un peu le tournis.
Un craquement brusque me ramène à ma cage bétonnée. La porte résiste puis cède sous la poussée du gardien.
Encadrés par deux gardes j’avance, résigné. J’entends le son de mes pas se joignant aux leurs, au loin, dans les couloirs déserts. La dernière porte se dresse devant moi, un tour de clé, un deuxième, et elle s’efface à son tour.
La lumière est si forte qu’elle balaie toutes les cellules de mon corps en une fraction de seconde. Je ne vois plus rien, le soleil est un coup de fusil à canon scié tiré à bout portant. On me pousse un peu, je pose un pied dehors, les yeux emplis de larmes brûlantes. À force de lutte, mes paupières finissent par accueillir la lumière de la cour intérieure de la prison.
Dans le ciel plane un rapace. Il me semble distinguer le vol du faucon crécerelle. Il doit bien se marrer en voyant ces drôles de bêtes enfermées dans des boîtes en béton. Un léger frôlement me parvient, une vibration. Quand la détonation retentit, la balle a déjà pulvérisé mes rêves d’évasion.
En scrutant le taillis on aurait pu repérer le reflet de la lunette. Derrière, l’œil bleu tranquille du tireur, surplombé par une cicatrice fendant son arcade sourcilière. Il était bien trop loin par contre pour que l’on puisse apercevoir la larme qui roulait sur sa joue droite, furtive.
Bruno fit jouer la culasse de son Hécate II, l’étendit sur la couverture, l’enroula comme dans un suaire et s’essuya la joue - ce n’était pas le moment de laisser son émotion le submerger - , il redescendit la colline.
Les ordres d’Enzo étaient très clairs : « Tu le descends, tu sautes dans ta caisse et tu quittes le pays ! »
Les flics trop surpris ou trop lents, ne l’avaient pas repérés à temps et en quittant la vallée, il jeta un dernier regard sur l’Isère. Il ne la reverrait pas avant longtemps. En réajustant le rétroviseur il croisa son reflet dans le miroir, il eut du mal à reconnaître ces yeux étranges qui le fixaient.
j'ai adoré "Puis la vie enroule ses anneaux constricteurs autour de nos rêves de gosses." Vous réussissez la performance Polar/ paysage. Votre texte mérite bien sa place en finale. mes voix.
bonne continuation
*Le lien du vote*..
👇👇👇👇.
https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/le-village-doukourela
: Puis la vie enroule ses anneaux constricteurs autour de nos rêves de gosses ...
Merci de passer faire un tour chez moi et soutenir mon texte si vous avez le temps. 🙏🙏
*Le lien du vote*..
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https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/le-village-doukourela
Bonne finale.
Bonne chance à vous !
Quant au finale, il est à la fois surprenant, cruel et émouvant, un cocktail pas évident à réussir. Félicitations.
En finale aussi..
Merci de passer faire un tour chez moi et soutenir mon texte si vous avez le temps
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https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/le-village-doukourela
Il faut relire plusieurs fois ce texte qui ferait un très bon film !
En lice aussi, mais poésie...
https://short-edition.com/fr/oeuvre/poetik/origine-13
Magnifique !
Bonne continuation !
Encore Bravo.
Bonne chance poour le concours
Bien à vous
Franck
Éventuellement, vous auriez pu mettre un indicateur au moment où le texte cesse d'être raconté à la 1e personne. J'ai pensé que la narration se poursuivait de la même façon, que le narrateur était seulement blessé et allait terminer le récit. L'indicateur pourrait prendre la forme d'une phrase explicite, ou de ***, ou vous pourriez mettre la dernière partie en italique.
Pour le reste, toutes mes voix, le sujet de la prison me fascine, le sujet de la misère sociale et de la discrimination aussi. Très bon texte, bravo !
Youri
Donnez moi votre avis...
Youri
Félicitation je vous donne mes 4 voix !
Bonne continuation !
( Moi chauvin ?.... Non, ou si peu. )
Des sentiments dû suspens de la évasion
Je vous invite à découvrir mon nouveau recueil de poèmes en lice au grand prix du manuscrit 2020.
veuillez cliquer sur ce lien http://www.lajourneedumanuscrit.com/Stigmates
Pour lire l'extrait et sur j'aime pour connecter, puis sur j'aime à nouveau si vous voulez le soutenir au grand prix de la journée du manuscrit. Merci beaucoup
Salutations chaleureuses
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