Une ombre qui ne passe pas

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Peut-être le monde est devenu invisible. Peut-être je ne suis pas moi. L'oiseau des signes d'horreur rôde autour de moi. Aux alentours de cet horizon de l'insaisissable, il plane. Je dors. Je rêve enfin ou peut-être que je patauge dans un flou imaginaire. J’écoute les bruits étourdissants.
Tu dors ? Me lance une voix qui ressemble à celle de Jeff. Elle franchit mes oreilles et retentit dans mon cœur en éveil. IL devrait m'entendre ce Jef, ne devrait pas faire semblant.
Jef !
Non. J'ai l'impression de voir une lumière plutôt qu'une personne du genre Jef. Mais une grosse ombre est au-dessus de moi. Juste sur ma tête : mes yeux étourdis et fermés, je suis debout je n'en sais rien. Ma tête humide se revêt de cette ombre : c'est la nuit. Elle m'appelle, me parle, me fait défiler devant mon regard ahuri une incartade filmique. Pourtant c'est moi qui fabrique mon épopée. J’ai les yeux fermés et je vois tout dans le noir.
L'ombre, la grosse pesante, qui côtoie mes paupières ne passe pas. Elle devient de plus en plus agitée. C’est elle qui engendre des cauchemars, ces voix et paroles qui dandinent, qui hantent. Jef n'est plus là. C'est son fantôme qui a passé !
J’ai vu cette lumière qui s'éteint. La lumière s’éloigne de moi dans mon monde rêveur. Je ne peux l'empêcher de partir ni de rester. Et comme disait l'ancien : tant que ton sommeil ne vaut pas l'éveil, ne dors pas. S'il a raison, je suis le plus à plaindre. Par contre s’il a tort, je ne vais plus me réveiller. Mais de toutes les façons je n'ai pas encore fait mon choix.
À travers les bruits émis par de voix, il s'agit bien de voix de gens que j'entends. Ça marmonne. Ça chuchote. Un souffle aussi, bien discerné. Il est tout proche de moi. Serait-il celui de l'autre personne qui n'est pas moi ? Ce n'est pas celui de Jef. Je l'entends m'adresser la parole en prononçant le nom d'Anna. Elle vient de passer et c'est bien Anna fruit de ma conquête qui égaie tous les jours mon orgueil. Cette Anna, la mienne. Gloire de ma jeunesse ! J'avais du potentiel, moi aussi.
-Tu l'as vue passer, Anna ? Me lui demande je. Sa voix langoureuse me répond faiblement. Uncun son me vient au retour en gise de réponse. Je restais là devant ce sourire mêle de tristesse et d'horreur qui se précise ; un être avec le cœur à moitié pris par la décadence inopinée. Une haine et une peine ont même effet en face de la douleur implacable. Et quand dans l'impasse elles circulent, le temps change son habit de pitié, il devient un foyer épineux. Le noir fonce sur les nuées qui inspirent clarté.
À la vitesse du caméléon je me démêle. Pour sortir de mes ténèbres, les mornes images tétanisent ma voie. Anna murmure sa haine. C’est un monde plongé depuis quelques successions de jours, dans la brume au rythme des nuits sans minuit. La force qui sortait de son gosier est la vraie. Celle qui couronne l'entièreté des forces du dédain face au désastre ; quand on n'a plus rien que cet organe qui vocalise.
De toutes les parts, les âmes sont parties par dizaines de milliers. Vers le lever du soleil où l'ombre a commencé, beaucoup dorment pour toujours. Le sommeil sans rêves. Elles sont accablées. Elles ne se réveilleront à jamais. Elles ne parlent plus. Elles sont restées bouche close. Éternel silence.
Quatre lunes seulement viennent de passer. Les âmes vagabondent. Les corps ne respirent plus. Souffle kidnappé, obstrué, endigué, confiné dans un tourbillon. Tandis qu'elles s'affolent dans un vide qui n'a pas de fin, les autres vivants, pris d'une peur immense se cramponnent dans l'isolement. Et Anna respire encore. Je la regarde. Son air s'accentue. Elle se calme. Ses lèvres moites, la fraîcheur de sa beauté habituelle ne s’évapore encore. Visage pétri d'inquiétude, je suis hébété : le monde s'enlise sans raison autour de moi.
L’autre personne qui n'est pas moi est toujours là à côté et m'observe nonchalamment comme un un rhésus pestiféré. Peut-être c'est moi-même. Rien ne me dit la certitude. Je ne cherche pas non plus à la saisir. Toute proche de moi, je sens la vibration de sa poitrine qui laisse échapper une toux à sonorité tonitruante. Une fois, deux fois et l’éternuement se poursuit. Ses yeux sont rougis par le bruit du larynx et de la trachée-artère. C'est l'air qui est peut-être infesté par un agent de contagion. Il déambule dans les corridors à travers tout le noir. C’est lui qui envoie tous ces innombrables poumons au bloc opératoire. Il les mors et les saigne. L'ombre passe et le monde s’écrase . Je peux comprendre comme j'ai vu dans le cœur d'Anna un amour qui ne s'ennuie. La douleur qui parle comme la flamme qui brûle. Le noir est un meurtrier. L'assassin de mes lumières. Le bourreau qui exécute sans pitié.
La misère d'Anna me fait comprendre que cette personne devant moi souffre. Avec toute sa lignée, elle est sous les verrous de thanatos. Elle ne m'est peut-être pas inconnue. Pas certainement, car je suis aussi né comme elle et tous les autres. Le signe secret du mal encaissé dans la chair de mon esprit est aussi la même souffrance qu'elle a dans le cœur. Un cœur blessé et fusillé par la déchéance du monde noir. Une larme coule à l'intérieur.
Il faut que je voie Anna. Je dois la sauver. Ce n’est pas elle qui dort. C'est moi qui rêve dans ces nuits remplies de cauchemars. Une ombre. Mon cœur observe. Je le sais pertinemment. Comme je regarde mieux avec mon cœur qu'avec mes yeux. Ils ne sont qu’apparence et illusion. Trompeurs. Ils me trompent sur le monde noir. Mon cœur m'avertit sur des choses ils ignorent. J’ai dit à l'ombre :
Je te verrai bientôt. Tu entends ? Je te donnerai des astres en échange de ce que tu oublies. Ton masque va tomber. Il emportera avec toi ton monde noir qui ploie sous le sabre ensanglanté. Je sais que toi aussi tu as souffert. Tu as vu également ce monde en fumée. Tu portes les cris d'alarmes de tes semblables. Ceux qui sont partis et ceux qui sont entrain de se vautrer sur leur grabat. Je les ai vus autant que toi et j'en suis navré. Partir ou rester ça et là sans secours, dans la masse infinie de choses qu'on oublie. Leur mémoire ne va pas résister à l'ingratitude des évolutions prochaines. Durs souvenirs qui s'envolent. L'ombre les a vaincus. Depuis la demeure du soleil c'est la même affliction qui s'augmente. De nombreuses tombes. Mais aussi de nombreuses cendres. Fumées blanches et jaunes, peine et deuil qui font couler de larmes en blessant la conscience. Le grand horloger ne dit mot. Où vont-elles toutes ces fumées ? Au-dessus de nos têtes au fond de l’abîme, il ne va tenir qu’à l'inconnu que nous le sachions. L'ombre continue son tour, elle violente et vole des sourires scintillants au claire lune.
Les yeux ouverts qui s'endorment. Mais je sais que quelque personne vient de me raconter tout cela. Serait-il moi qui à peine fermer les yeux, allongé dans mon canapé de choix, noie dans la rivière de nuit ? Je transpire encore, apeuré. Toutes ces ténèbres qui jonchent les endroits froids engloutis. Mon monde est déchu. Outrage !
Quand l'ombre a commencé à tout détruire et à tout mettre à mal, mon aspiration à la lumière n’était pas épargnée. Sur les paillasses éparpillées, sur le sol, à mon insu ma tombe se creuse. Je suis embarqué dans la destination de nulle part. Chaque douleur, chaque noir de l'ombre dans la chair de mon esprit est entré. Les nuits des ans civilisés ne sont que pire berlue. Je peux revoir Anna. Si l'espoir est un idéal qu'on atteint parfois, je peux surmonter l'incertitude. Au milieu des graves épaisseurs du doute qui à l'envers du bout de la clarté du mal qui tiraille et qui défaille ma quête, je vise la lumière encore. Aspirer à lumière, la voir encore et la toucher par les seules forces de l'esprit ; assis dans le silence qui médite. Ne serait-ce qu'atteindre un seul des rayons qui peuvent scintiller la vie noire prise dans un étau, j'attends que se dévalise l'ornière.