« L’immobilité est au cœur du mouvement »
Jon Kabat-Zinn
Lettre d’Ednar Vrino, citoyen d’Uditracte, à ses compatriotes.
Ils me disent qu’ils m’ont trouvé inconscient, au pied d’un ginkgo-biloba du parc Mistral à Grenoble, grelottant, ma pauvre parka à essorer.
Je ne me souvenais de rien, mais après avoir absorbé un bol de café et des noix Franquette avec du bleu du Vercors Sassenage, tout m’est revenu et j’ai raconté.
Ils étaient surpris que je parle un excellent français, car ils ignoraient que j’avais pendant mes vingt années de vie, tout comme vous, appris par cœur les dictionnaires et visionné tous les films français de la cinémathèque des dissidents, en prévision de mon évasion.
Et le jour est arrivé. Profitant d’une panne d’un des cent générateurs qui alimentent les grottes où hélas vous croupissez encore, je réussis à m'échapper. Seul.
Voici ce que je leur ai expliqué, alors qu’ils s’étonnaient de mon apparence très étrange :
« Je suis Ednar Vrino et je viens de l’État d’Uditracte, au nord du lac Nyrentia. Vous ne trouverez pas mon pays sur une carte, toute localisation en a été empêchée par un brouillage électronique sophistiqué. Chez moi, depuis vingt ans, tous les habitants sont assignés à résidence. À cause de l’attentat qui faillit coûter la vie à notre dirigeant Lofda Thirlé, l'existence des Uditractiens est réglée de telle sorte qu’elle se passe hors de toute lumière solaire dans d’immenses galeries creusées à même le roc ».
Mes amis, du long voyage effectué pour arriver ici dans les Alpes françaises, je ne me rappelle rien.
Ma première impression fut très douloureuse. Mes yeux ne connaissant que la lumière artificielle reçurent mille coups de poignards. Brûlure aussi sur ma peau dont je réalisai la pâleur extrême en me comparant aux habitants hâlés par le soleil de l’altitude, quand ils pratiquaient ce que j’avais lu : les sports d’hiver.
Ils me dirent « il fait beau, tu viendras avec nous skier »
J’avais lu ce mot. Il fallait d’abord grimper sur la montagne pour en redescendre beaucoup plus vite. L’autobus vers Chamrousse me donna d’abord le tournis. Je m’agrippais à la poignée du siège, craignant de basculer à tout instant.
Des centaines de points de toutes les couleurs se mouvaient de haut en bas, parfois de bas en haut mais moins vite. C’étaient les « skieurs ».
Cette journée hante mes rêves. On m’aide à chausser ces longues planches étroites, les « skis », et je commence à glisser, glisser... Puis on me met d’autres bâtons dans les mains, je dois tourner, je tombe sur cette masse blanche, compacte et glacée qui me met un goût de fer dans la bouche. On me prolonge d’un appendice en fer, auquel je dois m’accrocher. Ça tangue dangereusement, je ne suis plus qu’en équilibre sur un ski tandis que l’autre est à trente centimètres du sol ; la jambe qui est au bout s’élève, agitée de soubresauts. Le vent se met de la partie, me scie les mains, j’ai perdu une moufle, ma main droite va rester collée à la barre de métal.
Arrivé en haut je commence déjà à prendre de l’assurance. Nous, les Uditractiens, à qui tout mouvement est interdit, nous avons, vous le savez, compensé notre immobilité par un sens de l’observation extrême qui nous permet de mettre en pratique immédiatement toutes les techniques apprises en théorie.
La vallée m'attend, je prends de la vitesse alors que la piste s’élargit. Des arbres se rapprochent puis s'éloignent. Je suis grisé, euphorique. Mais voici une bosse qui grossit, s’arrondit, comme un chat en colère. Un malabar en tenue fluo déboule de ma droite. C’est la collision, je lâche tout et me laisse tomber en boule sur le côté. J’ai le temps de voir un peu de poudreuse s’envoler et un restaurant faire la culbute.
Mes amis, si ma lettre vous parvient dans votre prison d’État, sachez que votre supplice touche à sa fin. Il doit exister pour nous aussi, Uditractiens oubliés du monde des vivants, une Providence quelque part.
À Grenoble, cette ville enchâssée dans les montagnes tel un joyau dans le chaton d’une bague, se trouve une start-up qui travaille dans le domaine de l’édition communautaire. Spécialisée dans la publication de textes courts, elle a mis en mouvement toute une chaîne de solidarité capable de soulever ces fameuses montagnes iséroises depuis lesquelles elle se déplace vers les pays les plus reculés...dont l’État d’Uditracte.
Car leur puissant algorithme a percé à jour, grâce aux données volées par moi avant mon départ, l’emplacement exact des immenses galeries souterraines retenant prisonnier le million d’Uditractiens que nous sommes. Mes amis, mes frères, mes sœurs, bientôt l’esclavage prendra fin. Ce n’est qu’une question de mois.
Bientôt, un drone orange survolera les lieux, les gardes l’intercepteront, il sera introduit pour observation dans une galerie annexe tel un cheval de Troie, et Short Édition pourra faire entrer dans notre monde souterrain deux de ces bornes de distribution de textes qui s’inscrivent si naturellement dans le paysage.
Dans une grotte secrète, connue des seuls dissidents, les messages nous parviendront par satellite en dépit des épaisses parois. Vous n’imaginez même pas les possibilités infinies qui s’offriront à nous pour libérer notre peuple une fois ces bornes dans la place. Des messages cryptés indiquant les dates des commandos de libération seront envoyés à travers des poèmes romantiques, des acrostiches, des trivers ou des pantoums ; des procédures seront acheminées via des nouvelles sur les paysages isérois.
Un écrit innocent faisant l’éloge des bulles qui, habillées de rouge et d’argent, relient Grenoble à sa Bastille, recèlera un procédé d’évasion ; dans un poème sur les villages d’Isère seront nommés les lieux où des rescapés pourront être accueillis.
Ils vont nous aider. Nous allons gagner et ces pentes, vous les descendrez avec moi.
Et puis ils m’ont fait connaître la Chartreuse — le massif et la liqueur. Vous y goûterez aussi...avec modération !
Jon Kabat-Zinn
Lettre d’Ednar Vrino, citoyen d’Uditracte, à ses compatriotes.
Ils me disent qu’ils m’ont trouvé inconscient, au pied d’un ginkgo-biloba du parc Mistral à Grenoble, grelottant, ma pauvre parka à essorer.
Je ne me souvenais de rien, mais après avoir absorbé un bol de café et des noix Franquette avec du bleu du Vercors Sassenage, tout m’est revenu et j’ai raconté.
Ils étaient surpris que je parle un excellent français, car ils ignoraient que j’avais pendant mes vingt années de vie, tout comme vous, appris par cœur les dictionnaires et visionné tous les films français de la cinémathèque des dissidents, en prévision de mon évasion.
Et le jour est arrivé. Profitant d’une panne d’un des cent générateurs qui alimentent les grottes où hélas vous croupissez encore, je réussis à m'échapper. Seul.
Voici ce que je leur ai expliqué, alors qu’ils s’étonnaient de mon apparence très étrange :
« Je suis Ednar Vrino et je viens de l’État d’Uditracte, au nord du lac Nyrentia. Vous ne trouverez pas mon pays sur une carte, toute localisation en a été empêchée par un brouillage électronique sophistiqué. Chez moi, depuis vingt ans, tous les habitants sont assignés à résidence. À cause de l’attentat qui faillit coûter la vie à notre dirigeant Lofda Thirlé, l'existence des Uditractiens est réglée de telle sorte qu’elle se passe hors de toute lumière solaire dans d’immenses galeries creusées à même le roc ».
Mes amis, du long voyage effectué pour arriver ici dans les Alpes françaises, je ne me rappelle rien.
Ma première impression fut très douloureuse. Mes yeux ne connaissant que la lumière artificielle reçurent mille coups de poignards. Brûlure aussi sur ma peau dont je réalisai la pâleur extrême en me comparant aux habitants hâlés par le soleil de l’altitude, quand ils pratiquaient ce que j’avais lu : les sports d’hiver.
Ils me dirent « il fait beau, tu viendras avec nous skier »
J’avais lu ce mot. Il fallait d’abord grimper sur la montagne pour en redescendre beaucoup plus vite. L’autobus vers Chamrousse me donna d’abord le tournis. Je m’agrippais à la poignée du siège, craignant de basculer à tout instant.
Des centaines de points de toutes les couleurs se mouvaient de haut en bas, parfois de bas en haut mais moins vite. C’étaient les « skieurs ».
Cette journée hante mes rêves. On m’aide à chausser ces longues planches étroites, les « skis », et je commence à glisser, glisser... Puis on me met d’autres bâtons dans les mains, je dois tourner, je tombe sur cette masse blanche, compacte et glacée qui me met un goût de fer dans la bouche. On me prolonge d’un appendice en fer, auquel je dois m’accrocher. Ça tangue dangereusement, je ne suis plus qu’en équilibre sur un ski tandis que l’autre est à trente centimètres du sol ; la jambe qui est au bout s’élève, agitée de soubresauts. Le vent se met de la partie, me scie les mains, j’ai perdu une moufle, ma main droite va rester collée à la barre de métal.
Arrivé en haut je commence déjà à prendre de l’assurance. Nous, les Uditractiens, à qui tout mouvement est interdit, nous avons, vous le savez, compensé notre immobilité par un sens de l’observation extrême qui nous permet de mettre en pratique immédiatement toutes les techniques apprises en théorie.
La vallée m'attend, je prends de la vitesse alors que la piste s’élargit. Des arbres se rapprochent puis s'éloignent. Je suis grisé, euphorique. Mais voici une bosse qui grossit, s’arrondit, comme un chat en colère. Un malabar en tenue fluo déboule de ma droite. C’est la collision, je lâche tout et me laisse tomber en boule sur le côté. J’ai le temps de voir un peu de poudreuse s’envoler et un restaurant faire la culbute.
Mes amis, si ma lettre vous parvient dans votre prison d’État, sachez que votre supplice touche à sa fin. Il doit exister pour nous aussi, Uditractiens oubliés du monde des vivants, une Providence quelque part.
À Grenoble, cette ville enchâssée dans les montagnes tel un joyau dans le chaton d’une bague, se trouve une start-up qui travaille dans le domaine de l’édition communautaire. Spécialisée dans la publication de textes courts, elle a mis en mouvement toute une chaîne de solidarité capable de soulever ces fameuses montagnes iséroises depuis lesquelles elle se déplace vers les pays les plus reculés...dont l’État d’Uditracte.
Car leur puissant algorithme a percé à jour, grâce aux données volées par moi avant mon départ, l’emplacement exact des immenses galeries souterraines retenant prisonnier le million d’Uditractiens que nous sommes. Mes amis, mes frères, mes sœurs, bientôt l’esclavage prendra fin. Ce n’est qu’une question de mois.
Bientôt, un drone orange survolera les lieux, les gardes l’intercepteront, il sera introduit pour observation dans une galerie annexe tel un cheval de Troie, et Short Édition pourra faire entrer dans notre monde souterrain deux de ces bornes de distribution de textes qui s’inscrivent si naturellement dans le paysage.
Dans une grotte secrète, connue des seuls dissidents, les messages nous parviendront par satellite en dépit des épaisses parois. Vous n’imaginez même pas les possibilités infinies qui s’offriront à nous pour libérer notre peuple une fois ces bornes dans la place. Des messages cryptés indiquant les dates des commandos de libération seront envoyés à travers des poèmes romantiques, des acrostiches, des trivers ou des pantoums ; des procédures seront acheminées via des nouvelles sur les paysages isérois.
Un écrit innocent faisant l’éloge des bulles qui, habillées de rouge et d’argent, relient Grenoble à sa Bastille, recèlera un procédé d’évasion ; dans un poème sur les villages d’Isère seront nommés les lieux où des rescapés pourront être accueillis.
Ils vont nous aider. Nous allons gagner et ces pentes, vous les descendrez avec moi.
Et puis ils m’ont fait connaître la Chartreuse — le massif et la liqueur. Vous y goûterez aussi...avec modération !
PLUS DE 1000 LECTURES, LA NOTIFICATION DE FÉLICITATIONS DE SHORT POUR LA 1000 ème LECTURE EST ARRIVÉE LE 29 MARS,
PLUS DE 1140 VOTES AU TOTAL SANS PUBLICITÉ NI DÉMARCHAGE, ET DES COMMENTAIRES TRÈS ENCOURAGEANTS.
POUR CELA CHERS LECTEURS UN VRAI GRAND MERCI
VOUS POUVEZ CONTINUER À ME SOUTENIR EN LISANT ET COMMENTANT MON TEXTE APRÈS LA FIN DU CONCOURS.