L'impact des gouttes sur le métal blanc de la table de jardin avait toujours fasciné Philippe Toussaint, et en ce jour de pluie, comme à son habitude, il s'était posté devant la fenêtre du... [+]
Un rire pour une vie
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Le temps presse. À l’aube, il sera trop tard.
Au volant de mon bolide rougeoyant, je me faufile entre les véhicules qui n’avancent pas. À cette heure de la journée, la circulation est dense mais dans leurs rétroviseurs, les gens me reconnaissent et se décalent sur le côté en me voyant approcher. J’accélère et poursuis ma route.
À l’abri dans son caisson hermétique, calé sur mon dos, l’implant suit le mouvement. Je sens sa présence derrière moi, comme un compagnon de route que je dois mener à bon port. Il est précieux car de lui dépend la survie d’un humain.
Il y a trente ans de cela, le monde a été frappé par un mal étrange que rien ni personne n’a pu endiguer.
Plus qu’un mal, c’est un fléau. Personne ne l’a vu venir, pourtant, il était prévisible. L’angoisse, le stress, la solitude, les virus, les guerres et j’en passe, ne pouvaient aboutir qu’à ce triste résultat : la disparition du rire, ce formidable « distributeur d’oubli » comme l’appelait Victor Hugo.
À présent, sans l’implant, personne ne peut rire. Sans l’implant, personne ne peut vivre.
Qu’est-ce que cela signifie ? Rien de moins que ceci : le rire n’est plus inné et doit être implanté si l’on ne veut pas mourir. Pourquoi ? Parce que sans rire, nulle joie de vivre, nulle santé mentale ou physique, nul espoir, nulle envie de perdurer.
Le rire est devenu la chose la plus sérieuse qui soit en ce bas monde car sans lui, c’est la mort assurée.
Malheureusement, c’est là qu’émerge l’unique abstraction qui ne changera ni ne disparaîtra jamais tant que les hommes vivront : le pouvoir de l’argent.
L’implantation est onéreuse, alors le constat est simple, implacable : ceux qui n’ont pas d’argent ne peuvent espérer vivre longtemps. De ce fait, la mort tend chaque jour ses bras glacés aux malheureux qui n’ont pu être implantés, tandis que les autres, favorisés par un Destin inique, se voient draper, au lever d’un jour nouveau, d’une vie longue et heureuse.
Pour être efficace, l’implantation doit être effectuée dans la première année de vie de l’humain privé de rire. Et une fois payé, l’implant, qui repose dans une boîte sans fioritures, à côté d’un million d’autres semblables dissimulés en un lieu gardé secret, doit être inséré sans tarder.
C’est là que j’interviens. Convoyeur de mon état, il me faut porter l’implant dans les plus brefs délais à son hôte chanceux. Un infime retard et tout le processus échoue. Parce que l’on a beau être riche et pouvoir s’offrir une belle et longue vie, l’accession au bonheur n’est pas sans limites.
Un seul implant par humain, telle est la règle. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’en sais ? Mon rôle se cantonne à transporter l’implant et l’idée ne m’est jamais venue de décortiquer les fondements d’un principe édicté par des hommes puissants. Mais j’y vois là une forme de justice qui vient atténuer, un peu, l’équilibre rompu entre les êtres.
Une chose est sûre : si je n’arrive pas à destination avant l’aube, j’aurai un mort sur la conscience.
Le soleil amorce sa descente à l’horizon, baignant la route d’une lumière flamboyante qui m’aveugle. J’abaisse la visière teintée de mon casque intégral et accélère de plus belle. Le ciel s’embrase, le temps s’écoule. Le monde autour de moi semble figé tandis que je fonce sur la route incandescente.
Mon bolide avale les kilomètres, les voitures se font plus rares, la circulation se fluidifie. La route, à l’aspect plus sombre à mesure que le soleil délaisse la Cité, est désormais à moi, longue et lisse.
Il me faut à présent relever ma visière pour y voir plus clair. Pas d’imprudence. Ma mort entraînerait celle d’un autre. Je file dans le crépuscule, couché sur mon bolide pour éviter toute prise au vent qui pourrait me ralentir. La vitesse me grise, mes sens sont en éveil, mon corps ne fait plus qu’un avec la machine. L’implant repose au fond de mon sac, comme un caillou au fond d’un ruisseau. Confiant, il sait qu’il n’a rien à craindre et laisse le courant l’effleurer.
Un sourire se dessine soudain sur mes lèvres. Je retiens le rire qui monte dans ma gorge. L’aube est encore loin, mais l’implant, lui, est tout près de son hôte.
Ma mission, comme les précédentes, est accomplie.
L’enfant va pouvoir rire. Il va pouvoir vivre.
Au volant de mon bolide rougeoyant, je me faufile entre les véhicules qui n’avancent pas. À cette heure de la journée, la circulation est dense mais dans leurs rétroviseurs, les gens me reconnaissent et se décalent sur le côté en me voyant approcher. J’accélère et poursuis ma route.
À l’abri dans son caisson hermétique, calé sur mon dos, l’implant suit le mouvement. Je sens sa présence derrière moi, comme un compagnon de route que je dois mener à bon port. Il est précieux car de lui dépend la survie d’un humain.
Il y a trente ans de cela, le monde a été frappé par un mal étrange que rien ni personne n’a pu endiguer.
Plus qu’un mal, c’est un fléau. Personne ne l’a vu venir, pourtant, il était prévisible. L’angoisse, le stress, la solitude, les virus, les guerres et j’en passe, ne pouvaient aboutir qu’à ce triste résultat : la disparition du rire, ce formidable « distributeur d’oubli » comme l’appelait Victor Hugo.
À présent, sans l’implant, personne ne peut rire. Sans l’implant, personne ne peut vivre.
Qu’est-ce que cela signifie ? Rien de moins que ceci : le rire n’est plus inné et doit être implanté si l’on ne veut pas mourir. Pourquoi ? Parce que sans rire, nulle joie de vivre, nulle santé mentale ou physique, nul espoir, nulle envie de perdurer.
Le rire est devenu la chose la plus sérieuse qui soit en ce bas monde car sans lui, c’est la mort assurée.
Malheureusement, c’est là qu’émerge l’unique abstraction qui ne changera ni ne disparaîtra jamais tant que les hommes vivront : le pouvoir de l’argent.
L’implantation est onéreuse, alors le constat est simple, implacable : ceux qui n’ont pas d’argent ne peuvent espérer vivre longtemps. De ce fait, la mort tend chaque jour ses bras glacés aux malheureux qui n’ont pu être implantés, tandis que les autres, favorisés par un Destin inique, se voient draper, au lever d’un jour nouveau, d’une vie longue et heureuse.
Pour être efficace, l’implantation doit être effectuée dans la première année de vie de l’humain privé de rire. Et une fois payé, l’implant, qui repose dans une boîte sans fioritures, à côté d’un million d’autres semblables dissimulés en un lieu gardé secret, doit être inséré sans tarder.
C’est là que j’interviens. Convoyeur de mon état, il me faut porter l’implant dans les plus brefs délais à son hôte chanceux. Un infime retard et tout le processus échoue. Parce que l’on a beau être riche et pouvoir s’offrir une belle et longue vie, l’accession au bonheur n’est pas sans limites.
Un seul implant par humain, telle est la règle. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’en sais ? Mon rôle se cantonne à transporter l’implant et l’idée ne m’est jamais venue de décortiquer les fondements d’un principe édicté par des hommes puissants. Mais j’y vois là une forme de justice qui vient atténuer, un peu, l’équilibre rompu entre les êtres.
Une chose est sûre : si je n’arrive pas à destination avant l’aube, j’aurai un mort sur la conscience.
Le soleil amorce sa descente à l’horizon, baignant la route d’une lumière flamboyante qui m’aveugle. J’abaisse la visière teintée de mon casque intégral et accélère de plus belle. Le ciel s’embrase, le temps s’écoule. Le monde autour de moi semble figé tandis que je fonce sur la route incandescente.
Mon bolide avale les kilomètres, les voitures se font plus rares, la circulation se fluidifie. La route, à l’aspect plus sombre à mesure que le soleil délaisse la Cité, est désormais à moi, longue et lisse.
Il me faut à présent relever ma visière pour y voir plus clair. Pas d’imprudence. Ma mort entraînerait celle d’un autre. Je file dans le crépuscule, couché sur mon bolide pour éviter toute prise au vent qui pourrait me ralentir. La vitesse me grise, mes sens sont en éveil, mon corps ne fait plus qu’un avec la machine. L’implant repose au fond de mon sac, comme un caillou au fond d’un ruisseau. Confiant, il sait qu’il n’a rien à craindre et laisse le courant l’effleurer.
Un sourire se dessine soudain sur mes lèvres. Je retiens le rire qui monte dans ma gorge. L’aube est encore loin, mais l’implant, lui, est tout près de son hôte.
Ma mission, comme les précédentes, est accomplie.
L’enfant va pouvoir rire. Il va pouvoir vivre.
Juste une petite remarque, au début du récit il est au volant d'un bolide et a la fin du récit on a l'impression qu'il est sur une moto, mais ce n'est qu'un détail, encore bravo