Trauma

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. » Je n'arrive pas à me souvenir depuis combien de temps que je suis là. Je ne suis pas morte, mais peut-être que je devrais. Après tout, je suis la seule survivante. Dans ma tête ! Peut-être que tout est dans ma tête. Les fameux "et si..." Et si je n'y étais pas allée ; et si on y était partie un peu plus tôt ; et si on n'avait pas pris un raccourci...

Je m'en souviens encore comme si c'était hier. Personne ne mérite de vivre ça. Il ne reste de moi que la carcasse et le soufle. Entre m'en sortir ou crever, je ne sais lequel des deux, serait ma bénédiction. Ce soir là, nous nous étions rencontrées au bar-resto de l'avenue Jean Paul II, à quelques maisons de l'école sacrée coeur. On était revenue de province et les filles et moi, on avait pour coutume de débuter l'année avec le fameux bouillon de notre resto préféré. On y venait tous les ans, depuis déjà 3 ans, pour se raconter les souvenirs de provinces et faire des projets pour la nouvelle année. Nos récits étaient captivants. On riait, s'amusait, si bien qu'on n'a pas vu l'heure passer.

-17 : 30 ! Déjà ! La poisse. On se grouille mesdemoiselles.
Il était un peu plus de 18 heures lorsque nous quittons le restaurant ce soir-là. Les rues à peine éclairées de la capitale commençaient à se vider. On venait de commettre là une bêtise qu'aucune de nous ne voulais s'avouer. "Heureusement que nous sommes ensemble, toutes les trois" : lança Erine. Cette parole était loin de me rassurer. Nous étions en train de longer l'avenue Jean-Paul II. L'on arrivait à la hauteur d'une salle de Gym réputée. À l'endroit même où j'ai été témoin d'un kidnapping , quelques semaines plutôt. Je me figea. Une image me traversa l'esprit, je revis l'action comme si elle venait de se produire : Je voyais encore ce minibus, cet homme cagoulé pistolet à la main. Je regardais autour de moi pour essuyer la déception de voir le monde continuer à tourner comme s'il s'agissait d'un tournage vidéo. C'est l'idée que je me suis faite ce jour-là, avant de passer mon chemin Et ce n'est que le lendemain que j'appris aux nouvelles, qu'un jeune homme de 21 ans a été enlevé. J'en ai eu un choc.

-Line ! Line ! Bon sang, tu te fiches de nous ? T'as vu l'heure ? Fais pas la conne et avance.
Mes jambes engourdies arrivaient à peine à me porter. J'avais les mains moites et une sueur froide ruisselait le long de mon dos. Je faisais un effort à peine croyable pour avancer. J'avais l'estomac noué. Comme un pressentiment que quelque chose allait nous arriver, m'arriver. On prit un raccourci, bifurqua au coin de la morgue. On marchait sans s'arrêter. On se tenait la main. Le jour avait mis les voiles, et l'on venait de s'apercevoir que le raccourci était une mauvaise idée. Pas une mouche ne volait. La terreur était telle qu'on pouvait entendre le battement de nos coeurs. Pas une seule lumière. Il y avait une coupure d'électricité. Je sortis mon téléphone pour me servir du flash. On ne pouvait décidément pas continuer à marcher dans le noir. On était à quelques mètres de l'avenue John Brown quand les faits se produisirent : une camionnette noire s'arrêta, des hommes cagoulés pistolet à la main ; l'espace d'un cillement...

Je crois bien que mon coeur a lâché un moment. Lorsque j'ai repris connaissance, j'étais à moitié nue, et il y avait cet homme avec une odeur de cadavre sous les aisselles, penché sur moi. Sa sueur degoulinait de son front pour venir s'abattre sur moi. J'ai mis du mal à comprendre ce qui m'arrivait. Combien de fois je me suis évanouie ? Cinq ? Six ? Je ne m'en rappelle plus trop. Combien d'hommes j'avais connus cette nuit là ? Six ? sept ? Je ne me le serais jamais imaginée : Ma première fois ! Mon coeur se serra. Une vague de pensée traversa mon esprit, je me remémorai la soirée. Je pensais à Erine et à Kim. J'essayais de crier leur noms, mais aucun son ne sortit. Il y avait une odeur de rats morts dans la pièce. J'essaie de bouger les mains, mais elles sont attachées l'une à l'autre. Je ne sens plus mes jambes. Seul mon esprit me retenait encore dans ce monde : mes foutues pensées. L'image de ma mère me vint en tête et des larmes coulèrent sur mes joues. Les idées se bousculaient et je ne savais sur laquelle m'arrêter. Il faisait noir et je ne distinguait rien.

Une lumière me frappa soudainement en plein visage. La porte venait de s'ouvrir. Il y avait un homme, une lampe à la main. Je pu voir le corps de Kim à quelques pas . En un regard circulaire, j'arrivais à distinguer quelques lits, des assiettes sur une table, un sceau, et un peu plus loin, une pile de cadavre. Tous, des jeunes filles meurtries, battues, abusées, puis assassinées. Leurs cadavres pataugeaient dans du sang. Kim n'était pas morte. Ses orteils bougeaient. J'eûs un haut-le-coeur puis je m'évanouis. L'instant d'après, 6 hommes ont consécutivement abusé de moi. J'avais des courbatures. J'ai été violemment battue. Je repensais encore à ma mère : son rêve de marier sa fille vierge, sa déception. L'honneur de la famille en prendra un coup. Cela dit, si j'arrive à me trouver un parti correct. Lorsque mon histoire aura fuité, il ne restera plus rien de moi. Je devrais changer de ville, de pays même. Pour tout ça, je dois d'abord sortir d'ici, trouver un moyen. Pas question de compter sur la police, elle ne pourra rien faire pour m'aider. Si ça se trouve, on a alerté ma disparition. Ils ont sûrement demandé une rançon. Quel est mon prix ? 10 000 ? 100 000 ? Ma mère ne pourra sûrement pas trouver cet argent. On fait de notre mieux pour joindre les deux bouts. Il y a aussi la famille, mais pas la peine d'y penser. Ils dépensent dix fois plus d'argent dans ton enterrement que celui qui aurait pu te sauver la vie.

Plusieurs heures avaient passé que la porte s'ouvrit à nouveau. Deux hommes s'affairaient à porter les cadavres au dehors. Je reconnus Erine. Elle n'était plus toute fraîche. Elle nous a sûrement quitté dès le premier soir. Avec son problème d'asthme, elle n'a pas fait long feu. Il y avait Kim aussi. Elle avait succombé tantôt. La porte s'était à peine refermée qu'elle avait rampé dans le noir, jusqu'à moi. Elle m'a chuchoté quelques mots, m'a tenu la main. Sa main était devenue de plus en plus froide au fil des minutes. J'avais compris  ! Je repensais à nos parents, à nos études, à nos amis, à notre vécu. J'en appelais la mort. Elle n'avait pas le droit de me laisser. Je devais partir avec elles. Je le devais. Je repensais à l'homme de ma vie, celui pour qui j'avais gardé ma virginité, pour la lui offrir à notre lune de miel. J'imaginais déjà ce regard de pitié qui se poserait sur moi. J'avais assurément fait la une des journaux télévisés. Personne ne l'avouera jamais mais ils me tiennent tous pour coupable. Ici-bas, on vous tient responsable de tout ce qui vous arrive. Il y a des heures où des jeunes filles seules ne sont pas censées être dans les rues. Certains m'en voudront d'avoir survécu au détriment de ceux qui y sont restés. Je souffrais, au plus profond de mon âme. Mon corps inerte sera peut-être jeté au chiens. On y mettra peut-être le feu, comme on le fait dans les ghettos les plus redoutables. Serais-je à ma dernière demeure? Je me sentis soulevée, transportée. Je compris quelques minutes plus tard que j'étais dehors. J'allais être mise dans une benne à ordure et finir parmi les déchets, au milieu des cadavres. On nous déversera peut-être sur la grande route où un passant s'approchera un peu trop près pour s'apercevoir que je ne suis pas morte.

L'homme ouvrit des mains et me laissa tomber sur la pile de cadavre. Je bascule sur le côté, tombe et me cogne un peu fort. Mes yeux s'ouvrirent ! Je venais de tomber de mon lit. Encore ce cauchemar qui semblait tellement réel et atroce. Au manoir Henry Christophe, la nuit a été longue.