Train-train quotidien

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Je prends le RER B, du lundi au vendredi, en gare d'Antony. Ce matin, je cours comme une dératée pour choper le 7h22. Parce que même s'il y a un train toutes les cinq minutes, je ne peux pas me permettre de louper le mien, surtout aujourd'hui.
J'espère que mes fondants au chocolat ne vont pas trop souffrir de ma course effrénée.
Ouf, j'arrive essoufflée sur le quai pile au moment où la rame entre en gare. Crissement métallique des freins, sonnerie stridente, ouverture des portes. Personne ne descend, je m'engouffre dans notre wagon au milieu d'anonymes. Je gravis les escaliers pour rejoindre ma place dans notre perchoir. Parce que vingt ans d'usage, ça instaure un rituel.
La magie opère. Mes fidèles copines apparaissent. Signal aigu, fermeture des portes. La machine sur les rails cogne comme des cœurs qui battraient à l'unisson. Les garçons s'installent dans le carré à côté du nôtre. Leur tarot va rester dans la mallette de Jean, notre dentiste à tous. Maryse, l'assistante sociale, se pose dans le sens de la marche. Moi, la vendeuse de fringues, à ses côtés. Face à elle, Liliane la femme de ménage, dans ses baskets, et Nadine, la responsable d'un grand salon de coiffure, dans ses escarpins. A part les saluts d'usage et les banalités, rien ne filtre.
Hormis Liliane, nous plongeons toutes les bras dans nos grands sacs. Le train s'arrête pour charger d'autres voyageurs. Je m'exclame :
— Tadaamm ! Bon anniversaire Liliane ! Quarante ans c'est important. T'as cru qu'on allait oublier ? 
Je lui colle sous le nez un gâteau individuel embroché d'une bougie musicale que j'allume et actionne. Le train s'ébranle, sept personnes entonnent « joyeux anniversaire Lili » à tue-tête, sur une musique nasillarde. Les habitués sourient, certains chantonnent pour nous accompagner. D'autres redescendent d'un étage. Une poignée nous glisse des regards tueurs.
Sur les vitres roule une myriade de minuscules gouttes de pluie. Mais nous, on s'en fiche ! Lili est rouge de bonheur, peut-être un peu de honte aussi.
Tonnerre d'applaudissements et bousculade de gros bisous. Nadine et Maryse dévissent leur thermos de café respectif. Ça embaume l'espace. Les gobelets passent de mains en mains. Nadine propose le sucre et les touillettes. Je distribue les fondants et les serviettes en papier. Maryse a prévu le sac pour les déchets.
C'est une mécanique bien huilée. Vingt ans que ça dure.
Plusieurs arrêts sont passés, mais plus rien ne compte à part ce moment de bonheur. Nadine s'inquiète, elle se tourne vers les garçons.
— Dis-moi Robert, comment va ton petit fils ?
Le mécanicien dégaine son portable pour nous faire admirer le rejeton. Il commente.
— Il s'est bien remis de sa venue au monde compliquée. Vous avez vu le beau rosbif ! Deux mois et il fait déjà cinq kilos !
Les hommes s'empiffrent en parlant boulot. Alain, râle. Liliane le taquine.
— C'est sûr qu'un directeur de banque avec du chocolat sur la cravate, ça fait tâche ! 
On range notre bazar gentiment. Maryse me demande :
— Et toi Sandrine, comment ça va avec ta nouvelle patronne ? Elle continue à te harceler ou pas ?
— Oh, tu sais, elle aboie toujours mais maintenant je ne lui réponds plus. Je la laisse s'énerver toute seule. 
— Faut pas trop te laisser faire quand même. Tu sais il y a des lois pour empêcher ce type de comportement. Je te trouve mauvaise mine.
— Tout va bien, vraiment... Je suis juste un peu fatiguée. Et toi, au fait, toujours pas de nouveau mec ?
Alors là, les gars tendent l'oreille. Parce que les histoires de fesses de Maryse c'est souvent gratiné.
Mais voilà que les portes sifflent déjà sur Saint-Michel, le train est bondé, Maryse élude la question en promettant de nous faire un rapport demain.
Je n'avais même pas fait attention que nous étions déjà en souterrain. Pourtant la lumière criarde des néons affadit les teints. Prochain arrêt, Châtelet – Les Halles, tout le monde descend ! Je décroche un peu des conversations, je profite des derniers instants dans ce cocon. Avec ces gens que je ne côtoie qu'ici. Ceux avec qui je partage de lourds secrets mais dont je ne sais pas grand-chose au final.
En file indienne, nous nous stationnons dans les escaliers qui mènent à la porte. Le train stoppe doucement. Un raz de marée humaine nous emporte. Tout le monde se souhaite bonne journée, on se dit à demain. J'avance lentement vers le tapis roulant avec un sourire en réponse au clin d'œil de Liliane. Je me fonds dans le décor, je fais mine de farfouiller dans mon sac pour m'assurer qu'ils ont tous filé.
Je n'ai plus qu'à changer de quai et reprendre le RER B. Vingt-cinq minutes dans l'autre sens. Il sera désert bien avant Antony. Je respire un grand coup, une larme coule sur ma joue. Je m'en veux de leur mentir.
Mais si je leur dis que j'ai été licenciée il y a deux mois, j'ai peur que tout s'arrête.
Le 7h22, c'est mon train-train quotidien, ces passagers sont mon étincelle de gaieté. Je n'arrive pas à changer d'aiguillage...

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