Tradition

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut être les deux. Toutes mes manœuvres oculaires pour distinguer une quelconque forme dans cette petite concession à laquelle la domination des ténèbres prêtait des dimensions infinies, étaient vaines. Enfin cela n’était pas la raison de mon insomnie. Allongé sur une natte de raphia, je ne pouvais contrôler ce flot de pensées débordant et inévitablement, les propos de Tâta refirent surface.
Ce fut un soir de pleine lune que Dada Sègbo, l’Etre suprême, Unique créateur à daigner accorder ma venu sur terre au sein d’une tribu de chasseur de têtes cachée dans la savane africaine. Mais c’est Dada Sègbo qui donne et c’est lui qui retire, ma mère succomba durant l’acte. Livré à une éducation militaire, j’ai sous l’influence de mes oncles maternel m’ayant recueillis, été initié dès mon plus jeune âge à la guerre. En grandissant l’agressivité se décuplait en moi si bien qu’un jour dans un accès de colère j’avais exterminé tous les animaux domestiques. Après concertation mes oncles inquiets décidèrent de m’envoyer chez mon père. C’est ainsi que j’ai rejoins Tâta dans sa demeure isolée ou il vivait en ermite dans la confidence de la nature. Mon père, étrange personnage que je n’avais pas connu en raison des interdits que lui imposait sa fonction de prêtre est un être mystérieux qu’il m’était souvent difficile de cerner. Ayant baigné dans l’occultisme toute sa vie, Tâta avait une certaine notoriété dans nos contrées et celle voisines. Une brève période de familiarisation s’était écoulée, aussi était il clair pour Tâta que l’homme que je devenais avait besoin d’apprendre la vie et ses secrets. Jouant ainsi son rôle de père et fidèle a celui de gardien de la tradition, il entreprit de m’initier. Proposition à laquelle par peur ou appréhension je m’opposai vivement :
- A quoi me servirai le savoir si je suis fort ? Un guerrier n’en a que faire si il ne fait plus qu’un avec son sabre !
- Tu es décidément trop belliqueux ! Dans la savane Kulu la tortue triomphe toujours de la panthère car malgré sa faiblesse elle fait juste usage de son intelligence contrairement à Zé dont la force rend sot.
A ces mots, il prit congé de moi comme pour me dire que je ne pouvais autrement y échapper. C’étaient ces mêmes phrases qui faisaient écho dans ma tête rendant mon sommeil captif. Le soleil se levait à peine quand je repris contact avec la terre, comprenant qu’à force de trop cogiter je m’étais endormi. Et encore ce matin, ca recommençait. Mille questions me hantaient. Certaines trouvaient réponse de leur propre chef, les autres imploraient les explications de Tâta. Tâta ! Encore Tâta ! Fallait il vraiment que je lui fasse confiance ? N’eut été notre lien intrinsèque, je n’éprouvais rien de particulier à son égard si ce n’est une très forte appréhension et sa réputation m’y obligeait. Quelle folle histoire n’ai-je pas entendu à son sujet ! Certains lui attribuait des pouvoirs de métamorphe, d’autres le disait détenir le don d’ubiquité. Tout cela me paraissait sordide mais lorsque je l’ai rencontré, mes doutes se sont dissipés. Fallait-il fuir ? Mitigé, j’entrepris de m’atteler aux activités idoines à la matinée. En sortant de la case j’aperçus Tâta vêtu étrangement, il me fit cas de son intention de se rendre en forêt et qu’il serait de retour avant le coucher du soleil. Effectivement un peu avant le crépuscule Tâta rentrait, un sac en peau de cabris visiblement chargé d’écorce et de plantes diverses tenu en bandoulière. Muet tel un macchabé il disparu dans sa case et n’en ressortit qu’à la tombée de la nuit pour m’inviter à y prendre place. Pénétrer le sanctuaire de Tâta ne cessait de croitre l’incertitude en moi, mais je m’exécutais sans rien laisser entrevoir. Il prit enfin la parole après un long silence :
- Nos ancêtres disaient qu’un gamin qui rêve de chasser comme son père, se doit d’acquérir aux premières lueurs de sa vie l’endurance et la force nécessaire au maniement des armes. Quand le temps où il se voudra homme s’annoncera, c’est de clairvoyance son âme devra se munir pour distinguer sa proie des esprits fourbes de la savane. La période de maturation du jeune chasseur constitue donc une étape primordiale. Elle requiert qu’il renaisse en possession des secrets de la création. Cet affranchissement que tu subiras en l’occurrence n’est en réalité que la révélation à ton être de prodigieuses connaissances et pratiques par de sublimes entités.
Il se leva et saisit habilement sous le vieux toit de chaume une calebasse de grosseur moyenne qu’il me remit. Dessus, des symboles avaient été peints au kaolin et elle contenait un liquide trouble de couleur marron. Je lui ai demandé s’il fallait que je la boive. La décoction aurait pour rôle de me purifier tout en facilitant l’éveil de toutes mes facultés psychiques , sans quoi toute l’opération serait compromise et il me l’avait bien fait comprendre. Tâta était toujours debout quand il m’invitât à boire l’infusion de sa cueillette du jour. Elle avait un gout très amer sans parler de son acre odeur de cancrelat. Je me suis mis presque aussitôt à suer. Ma bouche était toute engourdie. Je parvins dans des gestes étouffés à reposer la calebasse. Le sang me montait dans tous les organes et l’amertume du mélange ne cessait de me faire saliver. Tâta comprenant mon dilemme m’aida à m’allonger. Je baignais dans une marre de sueur quand une vague de lucidité me submergea. Le vent de passage dans la case semblait salvateur. Je me souviens tout juste de Tâta qui dansait, marmonnant des paroles intelligibles surement une mélopée. Sans trop savoir comment, je percevais clairement une voix mais très distincte de celle dans ma tête. Le plus étrange c’est qu’elle s’adressait à moi. Elle me parlait ! Démarra alors une conversation sibylline avec le logos...
Une demi-journée plus tard, en fin d’après midi, j’avais repris connaissance et vraisemblablement j’avais regagné mon vrai corps aussi. Je me sentais partagé entre fierté et béatitude comme si je venais d’accomplir l’œuvre de toute une vie. Moi qui ai grandi et terminé mes études universitaires en Europe, jamais je n’aurai pu imaginer qu’effectuer ce retour au pays natal en quête d’une identité culturelle rimerait avec une telle désillusion. Six jours déjà qu’au village j’avais débuté mon processus d’initiation sous l’œil avertis de mon grand père. Six jours durant lesquels au delà de toute perception ou conceptualisation rationnelle, j’avais incarné comme dans un jeu vidéo à vision subjective, le personnage d’un alter égo guerrier forcé de se soumettre aux rites et coutumes que suppose l’éducation traditionnelle. Six jour de mystique qui ont indubitablement modifié mes croyances et balayé du revers de la main mes préjugés sur nos pratiques dites endogènes. Aujourd’hui je savais que celles-ci bien loin de faire la promotion du malin, non seulement offrent un moyen d’élévation tant sociale que spirituelle à l’Homme mais lui permet également de s’affranchir de sa finitude en transcendant la mort. Maintenant le néophyte que j’étais devenu appréhendait plus clairement l’âme africaine dans ses dimensions les plus profondes et les plus authentiques et dès lors je savais que mon incroyable aventure ne faisait que commencer.