Un jeune acacia trône au centre de son jardin. André l'adore. Le contempler peut constituer pour lui une activité à part entière. Il lui parle, le touche, s'en occupe. Il le considère comme un... [+]
L'alarme retentit. Une clochette reliée à la porte principale par un fil. Le vieux porte machinalement la main sur le fusil. Il sait pourtant de qui il s'agit. Sa seule et unique compagnie, la seule âme pour laquelle cette sonnette de fortune a jamais résonné. Le bruit des bottes sur les barreaux de l'échelle s'ensuit, des pas légers et maladroits. Puis le code sur la porte du sas. Trois coups, un coup, et à nouveau trois coups. Prudence ridicule si l'on en juge à l'affluence dans le secteur au cours des... Doux Jésus... Combien de temps cela-fait-il ? Sept ans ? Dix ans ? Qu'importe, de toute façon, nul ne rembourse les années perdues.
- T'en as mis un de temps gamin ! Tout s'est bien passé ?
La frêle silhouette, couverte d'une combinaison aux couleurs bariolées - et pour cause, il s'agit de nappes, de morceaux d'imperméables et de plastique fondus / cousus / collés les uns aux autres pour se protéger des vapeurs - hoche la tête sous un masque à gaz que le gosse a vainement tenté de rendre moins sinistre avec des dessins au blanco.
- Tourne toi, je vais t'aider à défaire ça.
Ni l'un ni l'autre ne prêtent attention à l'odeur de transpiration qu'une toilette occasionnelle ne peut masquer.
- J'ai trouvé ça, dit l'enfant en lui tendant son trésor. Tu sais ce que c'est ? On dirait une corde, et au bout, on dirait l'alarme, en plus petit.
Le vieux examine attentivement l'objet.
- C'est une laisse.
- Quoi ?
- Une laisse. Pour promener les animaux de compagnie. Jadis. Et au bout, c'est un collier avec un grelot. C'était pour localiser le chien ou le chat dans le foyer.
Le gamin regarde attentivement le plafond de béton armé, y projetant ce qu'il imagine être le monde d'avant.
- J'aimerais bien en avoir un. Un chien. Ou un chat.
- Je ne sais même pas s'il en reste quelque part.
- Pourquoi ?
- Tu le sais très bien. Tu prends un tel plaisir à m'entendre radoter ?
- Non. Je m'excuse.
- Ha, le malin ! Tu sais t'y prendre, gamin. Si c'était possible, je te jure que t'en aurais déjà un. Mais - il désigne le masque de la main - à l'époque, ils n'en ont pas conçu pour les bêtes. Alors que c'étaient les seules qui méritaient d'être sauvées, innocentes qu'elles étaient au fléau...
- C'est la brume, ça les a tous tués ?
- Je le crains, oui. Elle nous tue en quelques minutes. Imagine pour une créature de cette taille — il écarte les mains de quelques dizaines de centimètres pour souligner son propos — il leur faut de l'air pur, enfin, du moins, un air non vicié. Comme ici, dans les bunkers.
- Ou dans le ciel.
Le vieux soupire lentement en s'affaissant. Le bois de la chaise supportant son poids gémit en même temps.
- Oui, ou dans le ciel...
- J'y ai vu de la lumière.
- Qu'est ce que tu racontes...
- Pas loin de l'endroit où j'ai trouvé la laisse. J'ai d'abord cru que c'était le soleil qui tentait de percer le brouillard. Puis ça s'est éteint progressivement. Et ça a recommencé. Tout comme ça pendant 5 minutes.
Le vieux analyse le visage de l'enfant, tentant d'y déceler le mensonge. Bon sang, on ne sait pas mentir à cet âge ! Dit-il vrai ? C'est impossible. Il a parcouru la zone autour du bunker en tout sens, entre les marécages et le littoral, bien avant de trouver le gosse. Il n'est jamais tombé sur qui que ce soit, n'a jamais réussi à trouver un phare.
Souvenirs sombres. C'était pourtant son fol espoir, la première année. Un phare, ou même une tour qui lui aurait épargné sa vie de troglodyte. Mais en Bretagne, le premier était plus probable que la seconde. Alors l'homme s'harnachait de sa combinaison de fortune dès que les lueurs du jour perçaient suffisamment. Sa boussole dans une main, son fusil à l'épaule, il partait chaque jour dans une direction différente, marchait des heures, tous les sens aux aguets, pour entendre ici une voix, pour apercevoir là une lumière. Rien. Des jours, des semaines, des mois durant.
L'espoir est comme un être vivant. Faute de nourriture, il dépérit. Et peu à peu, épuisé, l'Homme est devenu Vieux. Il arrêta de compter les jours sur le mur du bunker. Il devint un ermite, passant son temps à se remémorer les erreurs de ses pairs avant leur chute brutale.
La génération avant la sienne avait connu les marées noires. A son époque, on avait parlé de marées vertes. Un mystérieux courant marin ramenait leurs biens à leurs propriétaires : des vagues d'ordures, de sacs poubelles, d'emballages plastiques, d'algues nocives, de tous les déchets jonchant le fond de l'océan depuis des décennies déferlaient sur les plages. Les pouvoirs publics n'avaient pas eu le temps de s'organiser, car très vite, de ce salmigondis putrescent émana un gaz toxique, produit de réactions chimiques en chaîne, des résidus de plastique macérant au contact des hydrocarbures, des algues vertes et autres cadavres de poissons. Le vent marin paracheva l'œuvre vindicative de la planète en poussant ces émanations meurtrières dans les terres au rythme des marées.
L'espèce humaine fut décimée. Au niveau local, en l'absence de l'homme pour contenir sa montée, la mer gagna du terrain, transformant l'arrière-pays en un marécage toxique. D'un écosystème bouleversé naquirent de nouveaux insectes, des espèces mutantes et particulièrement agressives, qui transformèrent le littoral en un no man's land.
Ironie du sort, c'est la création d'une centrale nucléaire qui lui avait sauvé la vie : elle avait nécessité la création d'un abri antiatomique à proximité. Son bunker. Sa salvation. Leur tombeau.
- Alors, on y va ?
Le gamin l'arrache à ses pensées. Il connaît le feu dans ses yeux, c'est celui qui l'a consumé des années auparavant. Mais a-t-il le droit de tuer dans l'œuf l'espoir d'un enfant, l'espérance d'une vie au grand air ?
- D'accord. Change les filtres des masques, prépare les combinaisons. Nous partons demain matin.
Le gosse se jette dans ses bras, en pleurs. Ces larmes de joie lui arrachent aussi un sanglot.
Lorsqu'il referme la porte du sas, le vieux sait au fond de lui que c'est pour la dernière fois. Quoiqu'il puisse advenir. Ce confinement aurait fini par les rendre fous.
Ils marchent l'un derrière l'autre, l'enfant en tête s'arrêtant régulièrement pour attendre le vieux, dès que celui-ci disparaît dans la brume. Ce sont les règles lorsqu'ils sortent à deux. Ne pas aller trop vite, aussi, rien n'est plus nocif pour les poumons que l'essoufflement dans ce milieu, même protégé par le masque. Et ça nuirait à la troisième règle : rester silencieux. Ne pas parler autrement qu'en chuchotant. S'imprégner de l'ambiance sonore pour y déceler la moindre anomalie. D'un côté, la vie grouillante des marais au loin, le bourdonnement des insectes, et de l'autre, le "ressac de plastique", les lents mouvements des montagnes de déchets insufflés par la marée.
Ce n'est qu'au bout de plusieurs heures de marche que le vieux réalise son erreur. Le gamin marche sans savoir. Quand bien même il n'aurait pas menti, comment être certain de retrouver l'endroit sans repères ? Et s'ils passaient devant le phare éteint ? Ses occupants, si tant est qu'ils existent, ne le font sûrement pas fonctionner sans arrêt.
- Demi-tour !
- Non ! Je t'assure, ce n'est plus très loin.
- Combien de temps avais-tu marché ?
- Je ne sais plus. Deux heures, trois peut-être ?
- Nous marchons depuis quatre heures.
- On y est presque ! Je t'en supplie. Je ne veux pas y retourner.
Il devine les larmes sous le masque.
- Bien. Juste un peu, alors.
Résigné. Qu'ils continuent. Qu'ils disparaissent dans ce brouillard toxique à jamais. Personne ne mérite de vivre comme ils le font, enfermés comme des cloportes à longueur de temps. Encore moins un petit garçon.
Alors que l'enfant s'efface au loin, un bruit autrefois familier attire le regard du vieux vers les cieux. Le cri d'une mouette. Il l'aperçoit dans une brève trouée. Elle se pose sur l'immense pale d'une éolienne. Un peu plus bas, sur la nacelle, un couple leur fait signe. Ils ne portent pas de masque.
Est-ce réel ? Le vieux cherche une confirmation auprès de l'enfant, et il le voit les saluer de la main. La brume les recouvre.
- T'en as mis un de temps gamin ! Tout s'est bien passé ?
La frêle silhouette, couverte d'une combinaison aux couleurs bariolées - et pour cause, il s'agit de nappes, de morceaux d'imperméables et de plastique fondus / cousus / collés les uns aux autres pour se protéger des vapeurs - hoche la tête sous un masque à gaz que le gosse a vainement tenté de rendre moins sinistre avec des dessins au blanco.
- Tourne toi, je vais t'aider à défaire ça.
Ni l'un ni l'autre ne prêtent attention à l'odeur de transpiration qu'une toilette occasionnelle ne peut masquer.
- J'ai trouvé ça, dit l'enfant en lui tendant son trésor. Tu sais ce que c'est ? On dirait une corde, et au bout, on dirait l'alarme, en plus petit.
Le vieux examine attentivement l'objet.
- C'est une laisse.
- Quoi ?
- Une laisse. Pour promener les animaux de compagnie. Jadis. Et au bout, c'est un collier avec un grelot. C'était pour localiser le chien ou le chat dans le foyer.
Le gamin regarde attentivement le plafond de béton armé, y projetant ce qu'il imagine être le monde d'avant.
- J'aimerais bien en avoir un. Un chien. Ou un chat.
- Je ne sais même pas s'il en reste quelque part.
- Pourquoi ?
- Tu le sais très bien. Tu prends un tel plaisir à m'entendre radoter ?
- Non. Je m'excuse.
- Ha, le malin ! Tu sais t'y prendre, gamin. Si c'était possible, je te jure que t'en aurais déjà un. Mais - il désigne le masque de la main - à l'époque, ils n'en ont pas conçu pour les bêtes. Alors que c'étaient les seules qui méritaient d'être sauvées, innocentes qu'elles étaient au fléau...
- C'est la brume, ça les a tous tués ?
- Je le crains, oui. Elle nous tue en quelques minutes. Imagine pour une créature de cette taille — il écarte les mains de quelques dizaines de centimètres pour souligner son propos — il leur faut de l'air pur, enfin, du moins, un air non vicié. Comme ici, dans les bunkers.
- Ou dans le ciel.
Le vieux soupire lentement en s'affaissant. Le bois de la chaise supportant son poids gémit en même temps.
- Oui, ou dans le ciel...
- J'y ai vu de la lumière.
- Qu'est ce que tu racontes...
- Pas loin de l'endroit où j'ai trouvé la laisse. J'ai d'abord cru que c'était le soleil qui tentait de percer le brouillard. Puis ça s'est éteint progressivement. Et ça a recommencé. Tout comme ça pendant 5 minutes.
Le vieux analyse le visage de l'enfant, tentant d'y déceler le mensonge. Bon sang, on ne sait pas mentir à cet âge ! Dit-il vrai ? C'est impossible. Il a parcouru la zone autour du bunker en tout sens, entre les marécages et le littoral, bien avant de trouver le gosse. Il n'est jamais tombé sur qui que ce soit, n'a jamais réussi à trouver un phare.
Souvenirs sombres. C'était pourtant son fol espoir, la première année. Un phare, ou même une tour qui lui aurait épargné sa vie de troglodyte. Mais en Bretagne, le premier était plus probable que la seconde. Alors l'homme s'harnachait de sa combinaison de fortune dès que les lueurs du jour perçaient suffisamment. Sa boussole dans une main, son fusil à l'épaule, il partait chaque jour dans une direction différente, marchait des heures, tous les sens aux aguets, pour entendre ici une voix, pour apercevoir là une lumière. Rien. Des jours, des semaines, des mois durant.
L'espoir est comme un être vivant. Faute de nourriture, il dépérit. Et peu à peu, épuisé, l'Homme est devenu Vieux. Il arrêta de compter les jours sur le mur du bunker. Il devint un ermite, passant son temps à se remémorer les erreurs de ses pairs avant leur chute brutale.
La génération avant la sienne avait connu les marées noires. A son époque, on avait parlé de marées vertes. Un mystérieux courant marin ramenait leurs biens à leurs propriétaires : des vagues d'ordures, de sacs poubelles, d'emballages plastiques, d'algues nocives, de tous les déchets jonchant le fond de l'océan depuis des décennies déferlaient sur les plages. Les pouvoirs publics n'avaient pas eu le temps de s'organiser, car très vite, de ce salmigondis putrescent émana un gaz toxique, produit de réactions chimiques en chaîne, des résidus de plastique macérant au contact des hydrocarbures, des algues vertes et autres cadavres de poissons. Le vent marin paracheva l'œuvre vindicative de la planète en poussant ces émanations meurtrières dans les terres au rythme des marées.
L'espèce humaine fut décimée. Au niveau local, en l'absence de l'homme pour contenir sa montée, la mer gagna du terrain, transformant l'arrière-pays en un marécage toxique. D'un écosystème bouleversé naquirent de nouveaux insectes, des espèces mutantes et particulièrement agressives, qui transformèrent le littoral en un no man's land.
Ironie du sort, c'est la création d'une centrale nucléaire qui lui avait sauvé la vie : elle avait nécessité la création d'un abri antiatomique à proximité. Son bunker. Sa salvation. Leur tombeau.
- Alors, on y va ?
Le gamin l'arrache à ses pensées. Il connaît le feu dans ses yeux, c'est celui qui l'a consumé des années auparavant. Mais a-t-il le droit de tuer dans l'œuf l'espoir d'un enfant, l'espérance d'une vie au grand air ?
- D'accord. Change les filtres des masques, prépare les combinaisons. Nous partons demain matin.
Le gosse se jette dans ses bras, en pleurs. Ces larmes de joie lui arrachent aussi un sanglot.
Lorsqu'il referme la porte du sas, le vieux sait au fond de lui que c'est pour la dernière fois. Quoiqu'il puisse advenir. Ce confinement aurait fini par les rendre fous.
Ils marchent l'un derrière l'autre, l'enfant en tête s'arrêtant régulièrement pour attendre le vieux, dès que celui-ci disparaît dans la brume. Ce sont les règles lorsqu'ils sortent à deux. Ne pas aller trop vite, aussi, rien n'est plus nocif pour les poumons que l'essoufflement dans ce milieu, même protégé par le masque. Et ça nuirait à la troisième règle : rester silencieux. Ne pas parler autrement qu'en chuchotant. S'imprégner de l'ambiance sonore pour y déceler la moindre anomalie. D'un côté, la vie grouillante des marais au loin, le bourdonnement des insectes, et de l'autre, le "ressac de plastique", les lents mouvements des montagnes de déchets insufflés par la marée.
Ce n'est qu'au bout de plusieurs heures de marche que le vieux réalise son erreur. Le gamin marche sans savoir. Quand bien même il n'aurait pas menti, comment être certain de retrouver l'endroit sans repères ? Et s'ils passaient devant le phare éteint ? Ses occupants, si tant est qu'ils existent, ne le font sûrement pas fonctionner sans arrêt.
- Demi-tour !
- Non ! Je t'assure, ce n'est plus très loin.
- Combien de temps avais-tu marché ?
- Je ne sais plus. Deux heures, trois peut-être ?
- Nous marchons depuis quatre heures.
- On y est presque ! Je t'en supplie. Je ne veux pas y retourner.
Il devine les larmes sous le masque.
- Bien. Juste un peu, alors.
Résigné. Qu'ils continuent. Qu'ils disparaissent dans ce brouillard toxique à jamais. Personne ne mérite de vivre comme ils le font, enfermés comme des cloportes à longueur de temps. Encore moins un petit garçon.
Alors que l'enfant s'efface au loin, un bruit autrefois familier attire le regard du vieux vers les cieux. Le cri d'une mouette. Il l'aperçoit dans une brève trouée. Elle se pose sur l'immense pale d'une éolienne. Un peu plus bas, sur la nacelle, un couple leur fait signe. Ils ne portent pas de masque.
Est-ce réel ? Le vieux cherche une confirmation auprès de l'enfant, et il le voit les saluer de la main. La brume les recouvre.
Hélas, le monde ainsi que l'humanité sont voués à la destruction.