Terr’île

Ce jour-là, le ciel aperçut une tache minuscule au milieu des océans, la mer y faisait grise mine. Cette mauvaise humeur le dérangeait. Il se pencha sur l’horizon :
─ «  Que te manque-t-il donc, ma petite mer ?
─ Je suis très malheureuse... lui avoua-t-elle du bout des vagues.
─ Raconte-moi :
─ J’aimerais tant que tu m’offres un enfant...ne serait-ce qu’une petite île à la terre nourricière. Je suis lasse de me laisser rouler sans but,
─ Hum...peux-tu m’en dire davantage ?
─ Mon île... elle serait ma terre, mon ventre, mon cœur.
J’en rêve souvent et je la vois accueillante et généreuse, bordée d’une frange sableuse et dorée avec des rochers çà et là... Avec des arbres, de jolies fleurs en parure, et des fruits et des graines pour nourrir animaux ou hommes chavirés. Des oiseaux colorés chantent en notes gaies.

Si elle existait, j’irais la caresser du bout de mes vaguelettes, je ferais fondre le sable de plaisir, je m’attarderais dans les creux avant de m’évaporer en nues imperceptibles.
Si j’étais peintre, mes pinceaux la nuanceraient de douceur et mes couteaux l’empâteraient de couleurs vives et fougueuses.
Si j’étais musicienne, elle serait mon orchestre, respectueuse des silences, des soupirs...
Si j’étais sculpteur, je la ferais bois doux ou râpeux, pierre fragile ou dure ; avec mon ciseau ou ma gouge, je creuserais la matière et je cisèlerais les plus petits détails.
Si j’étais gourmet, je lui apporterais des saveurs du monde pour sublimer ses trésors, une pincée de ceci, une poignée de cela, un plat d’ailleurs ou d'avant.
Si j’étais un nez, je la respirerais et je lui amènerais des effluves inconnus.

─ Tout ce que tu dis là est très joli, mais avec des "si". Peux-tu la décrire comme elle t’apparaît en rêve ? Essaie d’être plus...concrète, lui suggère le ciel.
─ Mon île est belle et douce, toujours souriante. Elle a de longs cheveux verts qui flottent aux vents et ombrent le sol de ses grandes mèches. Ses yeux éclairent le monde. Sur les lianes de sa harpe, ses doigts aux ongles vernissés de mille fleurs jouent des musiques parfumées, écloses de sa bouche veloutée. Et les sirènes, étonnées, s’approchent... Mes vagues la lèchent, la nettoient lorsque de vilaines idées se déposent sur sa grève.
Quand je ne supporterai plus les échos de ces perpétuelles luttes inhumaines, je me confierai aux arbres et aux fleurs ; lorsque je voudrai échapper à l’invasion des déchets humains, je viendrai m’étirer sur sa plage, clapoter ou papoter...
Et lorsque la vue des coraux blanchis me sera insupportable, je me mettrai en houle à l’aide de mes courants. Je viendrai surprendre ses rochers, je les pourfendrai dans un fracas qui ne peut exister qu’entre toi le ciel et moi, l’oxygène soignera mes eaux qui dégoulineront sur les pentes pierreuses et se prélasseront dans les failles, les fissures ; je tenterai d’y laisser tous les mensonges qui n’auront pas été pêchés, ils se craquèleront au soleil et tomberont en poussière.
Je n’aurai de cesse que le président de la messagerie mondiale organise le passage mensuel d’une montgolfière pour récupérer les messages, avec ou sans bouteille, que j’aurai ratissés et déposés sur la Place Mercure. La nacelle sera munie de deux petites ailes. L’endroit sera repérable grâce à ses tamaris aux chatons rosés, non loin d’une roche érigée en phare.
Elle ne sera jamais seule, notre île, je la cajolerai de mes eaux, je lui offrirai des algues qui la chatouilleront, mes vagues lui diront chaque jour tout mon amour ; elle ne sera pas prisonnière, je la laisserai vivre à sa guise. Pas de tsunami. Je demanderai à Neptune d’user de son trident en cas d’approche malveillante, je pense surtout à certaines marées noires si dévastatrices. Les catamarans, caravelles ou voiliers pourront danser au loin au son de la musique soufflée par le vent sur leurs voiles colorées.
Chacun sait que je peux être mer de rose calme et sans épine, ou mer de lait sereine et pâle, ou encore mer d’huile très lisse ; j’empanache, je fleuris mes vagues d’écume ; ainsi ma compagnie mouvante et mes gouttes lui donneront en rosée les bonnes nouvelles du monde. Si je m’agite et qu’elle s’étonne de me voir déchaînée, ma terre comprendra mon courroux quand elle entendra toutes les horreurs, toutes les guerres, tous les abus de pouvoir et les souffrances endurées par tant d’âmes innocentes ! Je suis sûre qu’elle conservera dans ses racines, dans sa sève les plus jolies choses qui lui seront rapportées et les belles histoires que j’aurai semées pour favoriser l’exception de sa culture. Je veillerai à ce qu’elle enrichisse la mémoire universelle. Je serai enfin utile !
Pour tous ceux qui échoueront là, il n’y aura pas de barrière, ils y trouveront bois, palmiers, baies et fruits, algues et poissons à maturité... de quoi s’abriter, se couvrir et se nourrir.
Il y aura même un puits naturel où l’eau de pluie conservée pourra les désaltérer, leur permettant de patienter. Je m’y emploierai de toute mon âme.
Je la voudrais entre nous, tu la protégerais et moi je la bercerais.

Cette île serait notre enfant, née sans traumatisme : pas de coupure de cordon, seulement une puissante poussée des fonds vers ma surface. Elle émergera en douce musique, et avec l’aide d’Euterpe, la Sonate au clair de lune fera place à la Berceuse de Terr’île. En guise de collier, des pauses, des dièses et quelques bémols s’échapperont et se déposeront en filigrane nacré sur la portée invisible de ses cinq sens. Exceinte de toi, je serai toujours près de sa plage. Elle aura surgi de l’eau sous ton firmament ébahi, bien oxygénée par un air encore pur, terre ne connaissant pas le feu des incendies guerriers.
Il y a longtemps que nous nous aimons, que nous nous espérons ! Nous nous serions rejoints au mitan de nous... Et Terr’île naîtrait... notre terre, unique, parmi des milliers d’îles anciennes ou récentes.
Tu as réalisé mon vœu, tu la protégeras, ou la gronderas avec les éclats du tonnerre.
Tu prieras les nuages de la rafraîchir quand elle aura trop chaud et tu enverras la brise lui prodiguer de douces caresses. Quant à moi, maternelle, je la nourrirai d’embruns, de coquillages, de sel et d’iode, je serai là pour la bercer de douces chansons.

─ As-tu remarqué que je la raconte au présent ? Un instant, mon rêve était devenu réalité : elle avait été engendrée, elle était née, je lui avais donné un prénom... Je nous projetais dans le futur ! Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je continue de rêver.
Nous la protégerons des envahisseurs ; toutefois, je lui souhaite la venue d’un joli cumulus, augure de beau temps, puis la naissance de petits îlots porteurs d’espoir et de vie. Ils pourront s’établir plus loin, nous veillerons sur eux. Ils prospèreront en archipel et à longueur de temps, essaimeront tout autour pour rendre le monde plus beau et donner envie aux habitants de la planète de soigner ce qui en vaut la peine et d’occire ou de démoder tous ceux qui ne pensent qu’à s’enrichir en prenant au lieu de recevoir, en jetant au lieu de donner.

Mon île sera l’escale du bonheur où fleuriront tendresse, amour et beauté, au milieu des couleurs et senteurs du vrai. Éole suspendra aux branches des accroche-cœurs et les nuages viendront flirter avec les feuilles. La nuit, les étoiles conteront les plus belles légendes et feront pleuvoir de l’or dans les rêves de chaque insulaire, qu'il soit végétal ou animal.
J’allais oublier : la nuit de sa création, une étoile aura fait un pacte avec une astérie ; ses deux marraines, deux bonnes fées... l’une, céleste et l’autre, marine.

─ Tu ne dis rien...qu’en penses-tu ?
─ Je me laissais bercer par ton merveilleux désir.
─ Je viens de pêcher un tercet, veux-tu l’entendre en secret? »
Le ciel opina du plus haut de ses moutons, puis se baissa pour tendre l’oreille, si bien que son nez frôla la peau transparente de la mer.
Alors, il avança un petit nuage pour saisir une vague tendue vers lui...