Tandem

J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020
Geoffrey pousse un gros soupir. Ce matin, son père lui semble un peu plus vieux, plus voûté que la veille. Le cheveu blanchi sans compter les rides qui se creusent sous l’effort déployé pour s’extraire de sa geôle.
Baptiste a entendu la tristesse de son garçon mais ne dit rien, il reste concentré sur son ouvrage, tout à son apprentissage du braille. Un accident à l’usine, un retour de flamme et la citerne qui éclate, l’œil droit perdu à jamais et le gauche en piteux état. Deux ans déjà et une nouvelle existence à rebâtir, pour lui et pour Geoffrey, son fils unique, son seul amour depuis la mort de sa femme - la prunelle de ses yeux- comme il disait autrefois.
C’était avant l’accident, lorsque l’homme vivait pour ses deux passions. Regarder grandir Geoffrey, son complice, son ami au grand cœur. Et se balader à vélo, été comme hiver, à travers les bois environnants, la campagne de son enfance qu’il n’a jamais quittée. Bien avant la mode, Baptiste s’était mis au VTT, il pourfendait les sentiers sans crainte des pentes abruptes jonchées de branches. Il aimait slalomer entre les pierres, effrayer un hérisson paresseux sans jamais le toucher. Aller loin, pédaler vite, mater les muscles qui renâclent.
Dans les temps heureux, Geoffrey admirait son père, le héros qui le promenait sur le siège accroché à l’arrière, l’enfant enserrait alors la taille du géant en riant. C’était avant le tricycle et quand il eût sept ans, le vélo comme les grands. Baptiste avait enlevé les roulettes, ce fut le plus beau jour de leur vie, ils s’étaient gavés de biscuits arrosés de soda. On ne voyait jamais l’un sans l’autre, sillonnant la région de concert dans leur uniforme, coupe-vent bleu et casque jaune.
Geoffrey a vingt ans aujourd’hui, il a remisé le vélo sous l’appentis, le sort un dimanche par ci, un soir par-là, pour rassurer son père. La vie est devenue lourde, les jours s’étirent, sans joie. Chacun fait comme si, mais personne n’est dupe du chagrin de l’autre.
Le jeune homme veut réagir, ne pas se laisser englué par la fatalité. La mairie organise le mois prochain une course cycliste d’endurance. Deux équipes en compétition, environ six heures à rouler, départ à l’entrée du village, jusqu’aux confins du bourg voisin en passant par le Pont aux Dames, ce qui signifie couper à travers le petit bois si l’on veut se placer parmi les meilleurs. Bien sûr on peut choisir l’itinéraire « à la pépère », sur le bitume, il en faut pour tous les goûts mais Geoffrey rêve en grand.
Le jeune homme n’ose pas évoquer le projet avec son père, il craint de rouvrir une plaie encore vive. Il élabore tout de même le plan d’un tandem tout terrain, il suffirait de scier sa bécane, allonger le cadre d’un embout d’acier plus lourd mais plus costaud que le titane et souder une tige de selle suspendue pour le confort. Ajouter deux pédales sur un pédalier indépendant et calculer le débattement de la fourche.
Geoffrey imagine son père en stoker à l’arrière, lui-même à la manœuvre, capitaine du duo. Ce serait comme une transmission, une passation de pouvoir. Une façon de boucler la boucle, rendre grâce à son mentor en pédalant à l’unisson à travers le petit bois, faisant fi des pierres et des branches puisqu’il serait là pour veiller sur son père comme son père l’a toujours fait avec lui.
C’est aujourd’hui ou jamais. Il est urgent de dévoiler le projet, ils ont un mois pour entraîner les muscles fondus, adopter un régime adéquat, préparer le mental, visualiser l’itinéraire, ses écueils et les pièges à éviter. Son père connaît chaque virage, les déclivités sont inscrites dans ses gênes, il verra avec sa mémoire. Un projet à échafauder ensemble, poursuivre le même but, retrouver du sens à leur vie éclatée depuis le drame. Renaître de ces miettes, et s’ils n’arrivent pas au bout de la course, au moins ils auront tenté – l’important c’est de participer (Pierre de Coubertin) – aimait à répéter son père.
- Papa...J’ai pensé...
Ce n’était pas si difficile.
Baptiste hésite, un peu, mais devant l’excitation de Geoffrey, il accepte de relever le défi. A se demander qui veut aider l’autre dans cette aventure. Père et fils bricolent jour et nuit, le fils construit le tandem sous les conseils avisés du père. On travaille beaucoup, on négocie les décisions, on rigole aussi. Puis on passe à table, fourbu, devant un plat de pâtes fumantes. Ils achètent un vélo d’appartement à la brocante et Baptiste se met à la gonflette, il vient à bout de ses muscles récalcitrants, fier de montrer ses progrès à son fils. Ils essaient l’engin. Les débuts sont périlleux, l’équilibre instable, deux ou trois chutes inévitables, on se relève sans dommage. Baptiste est heureux de sentir à nouveau l’humus et l’odeur de la transpiration qui mouille les maillots, écouter les bruits oubliés de la forêt, l’écureuil qui détale sur les feuilles mortes, les craquements du bois sec et le vent qui murmure que la vie peut être belle.
Le grand jour arrive, le village est en liesse, lampions et fanions dansent dans la douceur du printemps. Baptiste retrouve ses anciens collègues, on le félicite pour son courage. Il répond à peine, concentré sur la course. On lui dit qu’il porte un dossard vert, les compétiteurs du bourg voisin en ont un rouge. La concurrence sera rude, il y a de grosses pointures de l’autre côté. Geoffroy écarte les mauvais augures, lui aussi est tout à sa course. Ils répètent une dernière fois le tracé, quelques mouvements pour dérouiller les articulations, et le sifflet sonne le départ.
Le duo démarre tranquillement, s’économiser pour durer. Une gorgée d’eau, un abricot sec et la cadence s’installe. Père et fils trouvent leur rythme, comme aux premiers temps, quand ils allaient par monts et par vaux, profitant du paysage, au loin les sommets enneigés, plus bas les prunus en fleurs. Baptiste se souvient, il voit avec tous ses sens en éveil. De son œil gauche il devine la lumière qui éclaire la vallée.
Ils approchent du Pont aux Dames. L’homme se rappelle une esquisse de sente qui coupe la route, un chemin noir reconquis par la nature. Il tapote l’épaule de son fils et lui indique de bifurquer. Geoffrey a compris, il tourne le guidon et s’accroche à l’engin, ils vont de l’avant, rétro-pédalent par instinct, accélèrent quand il le faut. Ils tressautent sur la caillasse envahie de ronces, et souffrent, le dos, les genoux et les chairs, la selle qui blesse les plus grands. Peu importe, ils jouent leur nouvelle vie, celle d’après l’accident. Geoffrey regarde sa montre, Baptiste sait l’heure qu’il est au soleil qui brûle ses côtes. Ils ont de l’avance, cinq heures qu’ils roulent, oubliant la faim et la soif.
Ils laissent la forêt derrière eux et bientôt rejoignent la civilisation, les derniers kilomètres de plat, ils respirent. Au loin on entend la fanfare chauffer les supporters impatients. Ils pédalent comme des automates, fiers de leur exploit, la victoire qu’ils sentent au bout des roues. Geoffrey n’a pas besoin d’expliquer, Baptiste entend cingler les cuivres, les odeurs de merguez signent l’arrivée prochaine.
Ils passent la ligne blanche sous la voûte de drapeaux entremêlés. Vivats et hourras. Les verts ont gagné, grâce à eux le village remporte la coupe. Une longue année de gloire. Un coureur de l’équipe adverse, dossard rouge, les suit de près. Bon joueur, il les étreint dans une accolade fraternelle. Geoffrey aide Baptiste à se hisser sur la plus haute marche du podium, ils sourient aux photographes, le bouquet des vainqueurs dans les mains.
Geoffrey aperçoit une larme dans les yeux délavés de son père :
- Merci, fiston ! Surtout n’oublie pas de demander la date de la prochaine !