Tais-toi

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« Claude, est-ce que tu as pensé à descendre les poubelles ? Non parce que la dernière fois, tu avais oublié et j'ai été bien embêtée au moment de débarrasser. Les enfants arrivent ce soir, tu pourrais peut-être me donner un coup de main, non ? Au lieu de rester comme de coutume devant la télévision. Rends-toi utile. »
Mais qu'elle se taise ! Cela n'en finit pas ! Chaque année, c'est la même rengaine. Claude fait ceci, Claude fait cela. Elle me prend pour un majordome. Et tout cela pourquoi ? Préparer une dizaine de plats bien trop dispendieux, garnis jusqu'à la nausée. Chaque réveillon, elle se sent obligée de mettre les petits plats dans les grands pour ces garnements. Une progéniture ingrate qui ne se donne même pas la peine de passer plus d'une fois par mois, en coup de vent de surcroît. Pour un peu, ils nous donneraient le rhume en passant.
Hors de question que je me décarcasse pour eux, Juliette. Tu as bien assez de cœur pour nous deux et je ne veux surtout pas manquer ce documentaire passionnant sur le bambou. Quelle absurdité je suis obligé d'inventer pour qu'elle me laisse tranquille. À peine quelques minutes à faire semblant d'être fasciné que je recommence déjà à flirter avec la zappette, souhaitant vivement zieuter quel autre programme transcendant pourrait m'occuper.
« J'hésite encore. Tu penses qu'une dinde sera suffisante avec tous les enfants ? Sûrement, ce sont des moineaux. Sauf la petite Claire qui ne cesse de se gaver comme une oie. Elle en finirait par exploser à force. Mais je crois me rappeler que Michelle n'est pas très férue de viande. Quelle enquiquineuse celle-ci ! Heureusement, j'ai le gratin de cardons et la purée de châtaignes pour contenter tout le monde. Et puis, il reste le poisson. Ça mange bien du poisson une végétarienne, n'est-ce pas Claude ? »
Sûrement. Qu'est-ce que cela peut bien changer ? Elle fera bonne figure pour ne pas être mal vue comme chaque année, privilège de la belle-famille âgée qui peut se permettre d'imposer tyranniquement quelques manières discourtoises aux invités. Cesse de te tourmenter, la même mascarade va se dérouler sans accroches. Les mêmes fausses discussions, les mêmes cadeaux inutiles et la même image risible d'une famille unie. Et elle qui s'entête à vouloir maintenir l'illusion. Avec son éclat, elle parviendrait presque à m'aveugler par moments.
« Claude, veux-tu bien te dépêcher de venir m'aider ? Il ne reste que cinq heures avant leur arrivée et il y a tant à faire. Tu pourras regarder ton émission un autre jour, ils la repasseront, ne t'en fais pas. Cesse de faire ta mauvaise tête et viens. J'ai déjà préparé ton café avec deux sucres, tu seras content pendant que tu épluches les légumes. Non ?! Mais quel fainéant par moments, pourquoi est-ce que... »
— Mais tais-toi donc bon sang de bleu !
Elle ne rétorque rien, enfin ! J'ai fini par lui couper la chique et trouver la paix. Plein d'entrain, je me rebelle encore en changeant de chaîne pour critiquer un téléfilm de Noël. Toujours les mêmes âneries qu'ils souhaitent nous faire avaler. Je reste là, le regard absent, enfoncé dans mon fauteuil en rotin, je boude l'émission. J'aurais pu rester dans cette position un long moment, mais je réalise soudain, c'est bien trop calme. Elle n'a quand même pas décidé de se taire définitivement ? Je ne l'entends même plus s'affairer dans la cuisine.

Je me lève péniblement pour la rejoindre, lui demander si elle n'a pas besoin d'un peu d'aide. J'espère qu'elle n'est pas fâchée. Je tire ma carcasse boiteuse sur les quelques mètres qui me séparent de son royaume en commençant à crier son nom de plus en plus fort. Je manque d'en faire tomber mon dentier.

Une fois dans la pièce, je constate qu'il n'y a personne. Je tourne en tous sens, va de la fenêtre au plan de travail puis jette un coup d'œil dans notre réserve, je fais chou blanc. Je cherche parmi les endroits les plus farfelus, espérant qu'elle s'est miniaturisée pour me faire une plaisanterie. Mais non, aucune âme qui s'agite entre les casseroles et l'argenterie. La cuisine est resplendissante, aucune trace de ma petite Juliette qui s'animerait de tous côtés avec son orchestre clinquant. Aucune des odeurs familières et écœurantes que je prends plaisir à houspiller chaque année.
Un klaxon résonne à l'extérieur et me sort de mon songe. C'est Damien avec sa voiture. C'est bien trop tôt pour le dîner ! Non, il m'attend à l'extérieur. Je ne comprends...

Mes yeux se posent sur la table et cela me revient. Sa jolie photo se tient là, dans un encadré bleu pastel que j'avais acheté, il y a peu. C'était celui qui se mariait le mieux avec ses yeux. Je me mets à trembler.
Je la revois le temps d'une fuite en arrière, sur le lit, épuisée, avec des tuyaux dans le bras et la voix chevrotante. Sa main si froide que j'avais tenue de longues heures, supportant cette absence de réaction devant toutes les jérémiades que je continuais de pousser, souhaitant maintenir à tout prix ce jeu que nous aimions tant. Misérable enfant dégarni couvert de plis.

La sénilité prenait régulièrement plaisir à me ramener dans ce passé révolu. Une boutade caustique envers le râleur invétéré que j'avais été pendant plus de quarante ans.

Le bruit recommence à l'extérieur. Il m'aide à réprimer la larme qui ne demande qu'à s'écouler une fois de plus. Pas ce soir, je dois faire bonne figure devant la marmaille.
Je me résous à avancer, prends mon manteau et jette un dernier coup d'œil dans notre cuisine, notre ancien champ de bataille merveilleux. J'esquisse mon premier sourire de la journée. Joyeux Noël Juliette.

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