Ta lettre

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Drôle de façon de commencer une lettre, je sais, mais disons que c’est ma signature, tu sais à quel point j’ai toujours adoré ce qui est inhabituel.
Bonjour de bonne heure, car seul dans ton lit tu es, je parie, à 1h du matin où le monde est endormi et plus personne ne te dérange, même plus moi, depuis qu’on a arrêté de se faire des nuits blanches, passées à discuter de tout et de rien, « bons amis » qu’on était.
Je t’écris dans l’espoir de m’éclaircir un peu les idées. Entre ce que je dois faire, ce que j’ai envie de faire et ce qu’il est juste de faire, je suis complètement déboussolée. Et comme tu le sais si bien, les mots sont les seuls remèdes à mes maux.
Oui, je t’aime, derrière mes rétines, là où personne ne peut voir. Mais dès qu’il s’agit de faire face au monde, alors je ne t’aime pas, tu me rends complètement indifférente, ton baiser ne m’avait fait aucun effet et je ne pense pas du tout à toi. J’essaie de me persuader que c’est vrai mais je me rends compte que je me mens à moi-même en essayant de couver ainsi la vérité du monde réel.
Au point où nous en sommes, tu dois sûrement me détester. Je suis là à jouer avec tes sentiments comme je joue avec ces cubes multicolores, et je n’ai jamais su en résoudre un. Mais la vérité, c’est que c’est avec mes sentiments que je joue. Je ne me lasse pas de te dire que pour nous deux il n’y aucune chance, et c’est vrai, pas parce que je ne t’aime pas mais pour une autre raison que j’ai tellement de mal à évoquer.
Si un jour tu te demandes si c’est possible de dénoncer quelque chose, de le faire en même temps et de blâmer ceux qui le font. Alors oui, c’est possible. Ma famille en est la preuve vivante.
Quel noir hors de son pays n’a jamais été victime de racisme, aujourd’hui encore. Beaucoup d’activistes ont lutté et continuent de lutter pour changer les mentalités et égaliser la considération des personnes de races différentes. Sauf que, parfois je me demande si on en vaut la peine. Mes parents ne veulent pas de toi parce que tu viens d’une autre ethnie. Ça y est, je te l’ai dit, je l’ai dit tout court. Que ça fait du bien. Selon eux, votre ethnie est... tout un tas de choses que je n’arrive pas à écrire, tellement, leur dire, leur façon d’appuyer un avis aussi péjoratif sur les gens en se basant sur leurs origines me dégoûte, pas seulement parce que c’est immoral mais surtout parce qu’ils n’arrêtent pas de se plaindre de leurs conditions de travail, du jugement porté par leurs collègues étrangers sur le fait qu’ils sont africains, alors que ce qu’ils font à leur compatriote est mille fois pire. J’ai appris récemment l’existence du mot « ethnisme », qui a en commun avec le racisme qu’il est une exclusion ou une diabolisation d’autrui. Mes parents sont ethnistes et hypocrites.
Cependant, ils restent mes parents, et je les aime. Sauf que toi, tu dois les détester maintenant. Et c’est ça que je voulais à tout prix éviter. Je t’avoue, moi-même, je les méprise à chaque fois que le sujet revient. A les entendre parler de ton ethnie, j’ai envie de me couper les oreilles.
Typiquement moi, à fuir la réalité, autant que je le peux, à ne jamais affronter la vérité en face et ne pas oser me battre pour ce que je crois juste. Et je me hais. Les rares fois où j’arrivais à aligner mes mots, pour leur dire que c’est injuste ce qu’ils font, ils ripostaient toujours par des paroles sournoises pour justifier et dissimuler leur hypocrisie, comme quoi on ne mélange pas les chats et les chiens. Et moi, je finis avec un sourire bête au coin de la bouche et une rage dévastatrice dans le cœur.
Ça me rend dingue, tu ne sais pas à quel point. Et j’ai toujours voulu t’en parler, mais à chaque fois, les mots s’entassent dans ma bouche et je n’arrive pas à en sortir un seul. A chaque fois que tu me surprenais à te regarder bizarrement, et que je te faisais croire que j’observais ton grain de beauté, je cherchais un moyen de te dire : « Je t’aime, mais je ne peux pas car mes parents sont des noirs ségrégatifs ». C’est tellement moche quand ça résonne dans ma tête que je préfère me taire et te faire croire que je ne ressens rien pour toi. C’est plus facile ainsi. Tu me connais, toujours à priver de la réalité les êtres chers à mes yeux alors que c’est moi qui tient à m’enfermer dans ma bulle d’univers idéalisé.
Souvent je me demande comment ma sœur fait pour supporter « ça ». Elle est sortie avec tellement de garçons et mes parents ont toujours tout su sur ses relations amoureuses volatiles. Je me souviens que j’ai failli leur dire que je voulais sortir avec toi, quand je croyais qu’ils étaient zen vis-à-vis d’elle et de ton frère. Mais ils ont rompu. Je sais que c’était plutôt prévisible, vu sa réputation, mais je m’attendais à ce que cette fois ça allait durer. Si tu voyais ses yeux à chaque fois que ton arrogant de frère entrait dans son champ de vision, tu serais d’accord avec moi.
Elle, elle est tellement intrépide, elle n’aurait aucune peine à dire à mes parents que leur mentalité est juste bonne pour la poubelle. Elle aurait mis à jour ce qu’elle prévoyait dans sa tête. Mais après cet épisode, bien qu’on ne s’est jamais trop parlé, j’ai remarqué un peu de changement chez elle : un peu moins rebelle, elle adresse très peu de mots à nos parents. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, tu serais gentil de demander à ton frère s’il-te-plaît.
Et il y a moi. Tu me connais tellement bien. La chouchoute. J’ai toujours eu beaucoup de mal à l’accepter, mais j’ai passé toute mon existence à satisfaire mes parents. J’ai toujours fait ce qui leur plaisait en faisant croire que ça me plaisait aussi. Tu as peut-être raison. Si j’ai autant peur de m’affirmer, c’est peut-être parce que je crains de décevoir mon entourage. J’ai joué à la parfaite petite fille toute ma vie, obéissante et sage. Et puis tu es apparu, tout ce que mes parents détestent. Trop vieux pour moi, pas de l’ethnie dominante qu’est la nôtre, pas l’impeccable homme multidisciplinaire qu’ils imaginaient pour moi. Mais je me suis attaché à toi, je ne sais pour quelle raison et je n’ai pas le courage de l’admettre.
Je t’ai souhaité tant de fois de vivre le meilleur autre part, je t’ai rejeté tant de fois, je t’ai demandé de tourner la page un nombre incalculable de fois, en espérant que je pourrais t’oublier si tu m’oublies. Mais tu es toujours resté, toutes ces années, tête de mule que tu es.
Tu t’es toujours battu pour moi, mais qu’en est-il de moi ?
Je pourrais rester là à accuser mes parents de ne pas nous permettre d’être ensemble, à blâmer l’univers de jouer contre nous, à me convaincre qu’on aura notre chance dans une autre vie. Mais je n’en ai pas le droit. Le seul responsable, c’est moi. C’est moi la lâche qui n’a pas l’audace de lutter pour ce qu’elle aime, c’est moi qui n’ai rien essayé, c’est moi qui me suis tut à chaque fois.
Pour une fois, je regarderai la vérité en face. J’en ai assez de me mentir à moi-même. Je l’admets, je suis quelqu’un de faible qui refuse de prendre des risques. Je suis la coupable à condamner pour notre amour à la Roméo et Juliette. Juliette est égoïste. J’aurais pu te défendre mais je ne l’ai pas fait.
Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Je pense avoir compris. La réponse est aucun des deux, je crois que je ne veux pas ouvrir les yeux. Je les préfère fermés. Je préfère avancer aveuglement, sans lâcher les mains de mes parents et rêver pour compenser ma cécité.
Donc c’est ce que je suis, cette fille que je maudis et qui ne te mérite pas. Elle va t’oublier car c’est ce qu’il faut faire, tu ferais mieux de l’imiter.
Merci pour tout et adieu. Tu fus un songe, un inoubliable songe.
Je vais bien et j’espère que toi aussi.