La jeune Kiyohime se sentait irrésistiblement attirée par le gai murmure de la rivière Hidaka.
Vêtue de ses habits les plus simples, comme il sied au matin, elle descendait la colline en pente... [+]
Sur l'oreiller
il y a
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En compétition
Tu te demandes comment ça a débuté pour moi, n’est-ce pas ? C’est l’intuition qui distille. Une petite voix. Un penchant secret, fragile mais tenace. C’était il y a presque quatre-vingts ans...
La guerre était déclarée. Et nous la perdîmes avec éclat. Les panzers nous écrasèrent. Une langue étrange, abrasive, gutturale, s’aventura jusqu’à ma Beauce natale. À dix-huit ans, je pris un baluchon rempli d’une chemise et de deux caleçons et l’on m’affubla du nom de code de Crotale. C’est là, au milieu des campements, dans la poussière et la fatigue, que je rencontrais François.
C’était un voyou, mais son côté canaille ne m’intéressait pas. Bravache, il avait parfois la parole mauvaise et n’hésitait pas à jouer des poings. Je le surpris un jour lisant du Gide, prenant des notes. Il m’aperçut, cacha bien vite son livre. Nous échangeâmes un regard. Nous avions compris. Il s’agissait de ça. Et dans notre solitude, il y eut comme une reconnaissance.
Nous avions à notre tête un ancien colonel de gendarmerie, Bardou, homme discret, pas causant mais d’une intelligence tactique hors du commun. Notre mobilité était l’assurance de ne pas se faire surprendre, d’avoir toujours l’initiative. Sabotage, renseignements, petites opérations militaires, nous étions le cauchemar de la Milice et des troupes d’occupation.
Épuisés mais létaux, nous étions le maquis Rousquet. « Nous avons à nous battre... » me soufflait François, parfois, lors des harassantes courses de repérages. Oui, tout était contre nous en ce sublime été quarante-trois. Nous avions le même âge mais il prenait des postures d’aîné, se permettait des conseils. Je ne disais rien, il était revêche et bienveillant. Fils d’ouvrier, il avait lu Montaigne, la Bruyère, me parlait parfois de Rabelais, qu’il trouvait philosophique. Toute la poésie l’emmerdait, et il martelait que « Rimbaud, il avait dû pas assez s’astiquer ! » Surtout ne pas paraître trop cultivé. La cellule était principalement composée d’hommes frustes et braves, qui se racontaient surtout leurs exploits de drague, leur chasse à la fille qu’ils vivaient peu et fantasmaient beaucoup.
Quant au combat, nous n’en parlions pas beaucoup. Personne ne prenait de plaisir à tuer un homme. On sentait même un amoindrissement ; à chaque mort, à chaque cadavre, on avait l’impression qu’on nous arrachait un peu d’humanité. « Nous avons à nous battre... » me soufflait François à chaque mission.
Nous nous isolions. Un remblai de verdure avait nos faveurs. Parfois, au loin, l’on apercevait le colonel Bardou, pensif, marchant d’un pas lent au milieu des glaïeuls. Il réfléchissait à la prochaine mission, pointait les forces et les faiblesses de chaque plan. Obnubilé par la santé de ses hommes, il ne voulait en perdre aucun. Il se sentait responsable et vivait chaque mort dans nos rangs comme un drame personnel. Il disait que la guerre serait longue, alors chaque combattant devait être préservé ; s’acharner à vivre était pour lui une forme de victoire.
Bardou prévoyait tout, mais le jeu de la mort avait ses constantes, et le hasard les faisait parfois imbéciles. C’est au détour d’une sente de campagne, bordée par d’épaisses frondaisons de hêtres que nous tombèrent sur une patrouille de miliciens. Restés à l’arrière, nous allions rejoindre le reste du maquis à un nouveau point de ralliement. Nous étions une douzaine, eux comptaient le double. Leur présence, ici, maintenant, était improbable. Devant les succès du maquis Rousquet, nous apprîmes plus tard que les autorités avaient gonflé les effectifs. Ils s’étaient juste trompés de route. Des tirs éclatèrent aussitôt. Deux des leurs tombèrent tandis que nous nous déployons derrière la murette branlante d’un domaine de campagne. Leur feu était fourni. Ils nous canardaient. De notre côté, nous avions peu de munitions, chaque balle devait porter.
Mais nous ne nous faisions pas d’illusions. Avec le bruit des coups de feu, d’autres allaient venir. Nous allions être à court de munitions ou bien submergés par le nombre. Cela s’arrêtait ici. Tout simplement. Nous tenions la position cependant. De longues minutes passèrent et trois miliciens furent mis bas, qui tentèrent de nous déborder par la gauche. Les tirs cessèrent bientôt. Ils regroupaient leurs forces. J’avais peur, je crevais littéralement de trouille. Bardou donna les ordres. Il resterait avec deux hommes pour les retenir, récupérant les fusils et le reste des balles, tandis que le reste de la cellule, faisant détour par les halliers, que nous connaissions par cœur, fuirait par l’arrière. Il demanda qui voulait rester. Honschoote, un rouquin à forte mâchoire, ébéniste, acquiesça. Puis il y eut François, qui s’avança.
Pas d’étonnement chez moi. Je savais qu’il se désignerait. Comment raconter pourtant ce sentiment d’anéantissement qui me déchira le cœur. Impossible. Ma jeunesse n’avait jamais subi le feu d’un tel renversement. François me prit le fusil des mains et posa son regard dans le mien. Comment en dire l’infinie tendresse... Je restais pétrifié. C’est lui qui me repoussa doucement à l’arrière. Il fallait partir, sinon nous étions tous perdus. Dans mon dernier souvenir, je le vois accroupi devant la murette, aux côtés de Bardou et Honschoote, étalant trois fusils à ses pieds, s’apprêtant à affronter son destin avec l’application sérieuse d’un écolier. Il ne se rendrait pas. Il le savait. Moi aussi.
« Nous avons à nous battre... ». C’est ce que j’ai fait toute ma vie, mon garçon. Et comme tu me vois, là, vieilli, dans cette maison des ombres, je me bats encore car tout nous ramène à ça. Mon lit est confortable, et l’infirmière qui s’occupe de moi a une voix très douce. C’est assez pour occuper les jours. Tu me poses des questions. Tu voudrais des réponses. Je n’en ai aucune. « Nous avons à nous battre... »
Je ne me rendrai pas. Je ne serai pas poli avec la mort. Je le sais. François aussi. Qu’il m’attende encore un peu.
La guerre était déclarée. Et nous la perdîmes avec éclat. Les panzers nous écrasèrent. Une langue étrange, abrasive, gutturale, s’aventura jusqu’à ma Beauce natale. À dix-huit ans, je pris un baluchon rempli d’une chemise et de deux caleçons et l’on m’affubla du nom de code de Crotale. C’est là, au milieu des campements, dans la poussière et la fatigue, que je rencontrais François.
C’était un voyou, mais son côté canaille ne m’intéressait pas. Bravache, il avait parfois la parole mauvaise et n’hésitait pas à jouer des poings. Je le surpris un jour lisant du Gide, prenant des notes. Il m’aperçut, cacha bien vite son livre. Nous échangeâmes un regard. Nous avions compris. Il s’agissait de ça. Et dans notre solitude, il y eut comme une reconnaissance.
Nous avions à notre tête un ancien colonel de gendarmerie, Bardou, homme discret, pas causant mais d’une intelligence tactique hors du commun. Notre mobilité était l’assurance de ne pas se faire surprendre, d’avoir toujours l’initiative. Sabotage, renseignements, petites opérations militaires, nous étions le cauchemar de la Milice et des troupes d’occupation.
Épuisés mais létaux, nous étions le maquis Rousquet. « Nous avons à nous battre... » me soufflait François, parfois, lors des harassantes courses de repérages. Oui, tout était contre nous en ce sublime été quarante-trois. Nous avions le même âge mais il prenait des postures d’aîné, se permettait des conseils. Je ne disais rien, il était revêche et bienveillant. Fils d’ouvrier, il avait lu Montaigne, la Bruyère, me parlait parfois de Rabelais, qu’il trouvait philosophique. Toute la poésie l’emmerdait, et il martelait que « Rimbaud, il avait dû pas assez s’astiquer ! » Surtout ne pas paraître trop cultivé. La cellule était principalement composée d’hommes frustes et braves, qui se racontaient surtout leurs exploits de drague, leur chasse à la fille qu’ils vivaient peu et fantasmaient beaucoup.
Quant au combat, nous n’en parlions pas beaucoup. Personne ne prenait de plaisir à tuer un homme. On sentait même un amoindrissement ; à chaque mort, à chaque cadavre, on avait l’impression qu’on nous arrachait un peu d’humanité. « Nous avons à nous battre... » me soufflait François à chaque mission.
Nous nous isolions. Un remblai de verdure avait nos faveurs. Parfois, au loin, l’on apercevait le colonel Bardou, pensif, marchant d’un pas lent au milieu des glaïeuls. Il réfléchissait à la prochaine mission, pointait les forces et les faiblesses de chaque plan. Obnubilé par la santé de ses hommes, il ne voulait en perdre aucun. Il se sentait responsable et vivait chaque mort dans nos rangs comme un drame personnel. Il disait que la guerre serait longue, alors chaque combattant devait être préservé ; s’acharner à vivre était pour lui une forme de victoire.
Bardou prévoyait tout, mais le jeu de la mort avait ses constantes, et le hasard les faisait parfois imbéciles. C’est au détour d’une sente de campagne, bordée par d’épaisses frondaisons de hêtres que nous tombèrent sur une patrouille de miliciens. Restés à l’arrière, nous allions rejoindre le reste du maquis à un nouveau point de ralliement. Nous étions une douzaine, eux comptaient le double. Leur présence, ici, maintenant, était improbable. Devant les succès du maquis Rousquet, nous apprîmes plus tard que les autorités avaient gonflé les effectifs. Ils s’étaient juste trompés de route. Des tirs éclatèrent aussitôt. Deux des leurs tombèrent tandis que nous nous déployons derrière la murette branlante d’un domaine de campagne. Leur feu était fourni. Ils nous canardaient. De notre côté, nous avions peu de munitions, chaque balle devait porter.
Mais nous ne nous faisions pas d’illusions. Avec le bruit des coups de feu, d’autres allaient venir. Nous allions être à court de munitions ou bien submergés par le nombre. Cela s’arrêtait ici. Tout simplement. Nous tenions la position cependant. De longues minutes passèrent et trois miliciens furent mis bas, qui tentèrent de nous déborder par la gauche. Les tirs cessèrent bientôt. Ils regroupaient leurs forces. J’avais peur, je crevais littéralement de trouille. Bardou donna les ordres. Il resterait avec deux hommes pour les retenir, récupérant les fusils et le reste des balles, tandis que le reste de la cellule, faisant détour par les halliers, que nous connaissions par cœur, fuirait par l’arrière. Il demanda qui voulait rester. Honschoote, un rouquin à forte mâchoire, ébéniste, acquiesça. Puis il y eut François, qui s’avança.
Pas d’étonnement chez moi. Je savais qu’il se désignerait. Comment raconter pourtant ce sentiment d’anéantissement qui me déchira le cœur. Impossible. Ma jeunesse n’avait jamais subi le feu d’un tel renversement. François me prit le fusil des mains et posa son regard dans le mien. Comment en dire l’infinie tendresse... Je restais pétrifié. C’est lui qui me repoussa doucement à l’arrière. Il fallait partir, sinon nous étions tous perdus. Dans mon dernier souvenir, je le vois accroupi devant la murette, aux côtés de Bardou et Honschoote, étalant trois fusils à ses pieds, s’apprêtant à affronter son destin avec l’application sérieuse d’un écolier. Il ne se rendrait pas. Il le savait. Moi aussi.
« Nous avons à nous battre... ». C’est ce que j’ai fait toute ma vie, mon garçon. Et comme tu me vois, là, vieilli, dans cette maison des ombres, je me bats encore car tout nous ramène à ça. Mon lit est confortable, et l’infirmière qui s’occupe de moi a une voix très douce. C’est assez pour occuper les jours. Tu me poses des questions. Tu voudrais des réponses. Je n’en ai aucune. « Nous avons à nous battre... »
Je ne me rendrai pas. Je ne serai pas poli avec la mort. Je le sais. François aussi. Qu’il m’attende encore un peu.
Se battre jusqu'au bout ...