Sur les côtes du bonheur

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
Je m’appelle Koumatei Edwige, j’ai vingt-deux ans. Originaire du Tchad, je suis issue d’une famille de trois enfants dont je suis l’aînée. Mon père prend bien soin de nous. Rien ne nous manque. Bref, nous sommes à l’aise.
Cela fait deux semaines que papa, fonctionnaire de son état, est parti en mission au Burkina Faso. Il nous manque énormément. Un soir mon téléphone sonne. C’est papa à l’appareil, à la fraction de seconde je décroche le téléphone :
- Allô papa, comment vas-tu? Tu nous manques énormément.
- Je vais bien ma fille, vous me manquez également. Je prends le vol dans une heure pour N’Djaména, me dit-il d’une voix rassurante.
Je cours au salon pour annoncer la bonne nouvelle à ma mère et mes frères. Nous sommes tous contents que papa va enfin rentrer d’un voyage de deux longues semaines. Un grand festin est préparé pour son retour.
Six heures après son appel, papa n’est toujours pas de retour. À chaque bruit de moteur, nous courons jusqu’au portail, mais il n’est toujours pas là. Nous l’appelons, mais son téléphone est fermé. Nous sommes inquiets.
Vers dix-huit heures, un collègue de papa nous rend visite à la maison. Il a une mine bizarre. Il a la tête d’un candidat qui va passer un entretien d’embauche. Il prend la parole. Sa voix est nasillarde. Le collègue de papa nous annonce que notre papa a connu un accident lors du trajet entre l’hôtel et l’aéroport. « Il n’a pas survécu », a-t-il finalement lâché en écrasant une larme. Et dire nous l’attendions avec enthousiasme et un grand festin ! Personne n’avait la force de supporter cette nouvelle. Nous avons pleuré toute la nuit. Quel malheur ! Que Dieu maudisse ce jour où papa nous a quitté.
Une semaine plus tard, le corps de papa est rapatrié. L’enterrement a eu lieu et le deuil est passé. Le conseil de famille est tenu. Le frère de mon père dont la moustache enlaidit le visage et la forme offre l’allure d’une caricature, a décidé que tous les biens de papa lui reviennent de droit. Cette décision a une conséquence désastreuse pour nous. Nous sommes renvoyés de la maison, ma mère, mes frères et moi. Désormais, c’est l’oncle paternel et sa famille qui sont venus habiter notre maison.
Alors commence le malheur de notre famille. Nous sommes abandonnés à nous-mêmes. Maman est obligée de se débrouiller pour nous prendre en charge. Elle qui n’avait aucune compétence, s’engage corps et âme dans les petits commerces. Ses maigres revenus ne peuvent, malheureusement pas couvrir le loyer, la nourriture, les soins et notre scolarisation. Mes études doivent être sacrifiées pour permettre de joindre les deux bouts.
C’est ainsi que j’ai dû quitter les salles de classe. Je suis récupérée par une organisation financée par un projet allemand. Elle m’a permise de suivre une formation en coiffure et a financé l’ouverture de mon salon de coiffure sur l’Avenue Kondol à Moursal. Tout le monde connaît l’Avenue Kondol à N’Djaména.
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Ma mère a pris de l’âge. Aujourd’hui, seuls mes revenus gagnés au salon de coiffure me permettent de subvenir à mes besoins et de soutenir ma famille. De moins en moins d’ailleurs. À l’inverse, le volume et les types de besoins augmentent. C’est ce qui m’a mis une idée dans la tête: il faut que je parte en Europe. À tout prix. C’est le moyen de retrouver une vie meilleure afin de subvenir aux besoins de ma famille.
J’ai essayé d’aller en Europe, j’ai essayé de traverser le Sahara, la Libye et la Méditerranée afin de gagner les Côtes du Bonheur. Sans succès. Mes économies y sont passées, de même que mon espoir et ma dignité. Il n’y a pas de mot pour décrire ce que j’ai connu et enduré en Libye. Le seul gain que j’ai eu est celui du retour au bercail.
Me revoici à N’Djaména. Me revoici à Moursal, Avenue Kondol. Heureusement que mon salon de coiffure m’a à nouveau tendue les bras. Mes rêves d’Europe se sont-ils évanouis? Je crois que non. Il arrive que je me réveille en pleine nuit, tiré d’un conte de fée où, habillée d’un somptueux tailleur, délicieusement parfumée et élégamment maquillée, je me vois descendant du métro, en plein cœur de Paris. Mais... Ce n’est qu’un rêve. Et du poing, je cogne dur sur mon vieux matelas qui me sert de couchage à même le sol.
Madame Dupont, elle, a pu transformer mon rêve en réalité. Qui est Madame Dupont? C’est une cliente qui a débarqué par hasard dans mon salon de coiffure. Elle est une Française. Une de ses amies tchadienne d’une ONG humanitaire lui a donnée mon adresse et elle est venue se faire belle. En payant ma facture d’un service qu’elle a hautement appréciée, Madame Dupont m’a fait part de son projet. Ouvrir vingt salons de coiffure africaine en banlieue parisienne. Toute la paperasse est terminée et les salons seront opérationnels d’ici à Noël. « Edwige, il me faut quelqu’un comme toi pour coordonner la section technique de mon projet. Ça te dit d’aller travailler avec nous en France? »
Quelle question? Madame Dupont ne sait-elle pas que c’est une réponse qu’elle pose-là? Je n’ai même plus écouté la suite de sa proposition. Ouf ! Quel soulagement ! Cette nouvelle est comme une manne envoyée du ciel pour moi. Rien à dire, ma misère prendra fin. J’entrerai dignement en Europe. Ma mère m’a accordée sa bénédiction, à contrecœur. J’ai promis à mes petits-frères le ciel et la terre.
« Les passagers à destination de Paris sont priés d’embarquer à la porte 3 ». En m’installant dans l’avion, je me souviens de mon père : « Tu seras fier de moi, papa », dis-je en soupirant. Madame Dupont est assise à côté de moi, souriante.
Ce que je ne savais pas, c’est que Madame Dupont n’avait aucun projet d’ouverture de salon de coiffure en France. Une semaine après notre arrivée sur les Côtes du Bonheur, elle me présente à un homme, un vieillard aussi moche que notre oncle paternel qui nous a dépouillés à la mort de notre père. Son faux sourire laisse entrevoir une mâchoire supérieure dépourvue des quatre incisives. Une vraie pièce de musée, ce Monsieur. Madame Dupont me souffle à l’oreille: « Vas-y, brave fille, un salon de coiffure plus rentable se trouve entre tes jambes, laisse-toi faire seulement. »
J’écarquille mes yeux, j’ouvris démesurément la bouche, mes narines dilatées. Il s’est passé quelques fractions de secondes, mais qui me paraissent une éternité.