Spinalonga

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Zephira a peur.
La jeune fille a découvert une tache claire sur son avant-bras droit. Une tache en forme de cœur, comme un pied de nez à la mort.
Elle a fait son balluchon. Fuir tant qu'il est encore temps. Vivre seule, malade, avoir faim et soif, manquer de tout, mais vivre libre, un an ou vingt peut-être, personne ne sait.
Elle en a trop vu qui partaient sur le bateau de l'exil. Des hommes, des femmes, des enfants aussi, arrachés à leur famille dans les cris et les larmes. Certains ne disaient rien, dignes par nature ou déjà morts.
Le passeur emmitouflé dans ses écharpes, maigre rempart contre l'ennemi invisible et sournois, celui qui tue à petits feux, rongeant l'âme autant que le corps. Il a besoin de chair fraîche pour se vautrer dans la fange, un doigt, un pied, peu importe, il n'est pas pressé, il sait que bientôt un autre membre s'offrira en festin. Orgie et danse macabre dans l'infini du malheur.
La caresse des rames sous le clair de lune, le clapot qui miroite. Le voyage se fait de nuit. Pour ne pas effrayer les encore vivants, ceux qui ont la chance d'être sains, aujourd'hui. La traversée dure une poignée d'heures. Instants suspendus entre la vie et la mort, intemporelles limbes pour se dépouiller de son passé. Un chemin de croix à l'issue effrayante. On les imagine, morts vivants, à la fois adorés et redoutés par ceux qui restent.
Il se dit que là-bas, ils ont appris à vivre. Dans des grottes creusées à flanc de roche, des vestiges de remparts ou de sommaires cahutes à ciel ouvert. Ils luttent contre le vent qui soulève les planches, le froid de Janvier mordant leurs plaies vives, la touffeur des étés quand il faisait si bon, avant.
Ils s'organisent, l'instinct de vie est le plus fort. On apporte des provisions qu'on leur jette en pâture, ils font le pain, pêchent le généreux poisson apitoyé par leur sort, posent les collets alentour. Survivent, un jour, un autre encore. S'effraient à s'apercevoir dans le regard de l'autre, un qu'ils croisent sur les sentes sablonneuses. Hier, il avait encore forme humaine.
Ils vivent regroupés, n'ont plus à craindre la contagion, le mal est là qui poursuit sa sinistre besogne. Les plus valides soutiennent les moins fortunés, on retrouve le goût de la fraternité. La camarde rôde, implacable. Certains l'attendent, ou l'espèrent. D'autres veulent vivre malgré tout et s'accrochent à leur bout de rocher comme s'il était de diamant.
Sur le continent, au village, on ne parle que de ça. On aimerait penser à autre chose, mais le passeur arrive et on va aux nouvelles. Malgré soi, on accourt. Tout le monde connaît quelqu'un sur l'île. Une famille entière a été décimée. Seule, la grand-mère pleure jour et nuit, appelant la maladie de toutes les forces qui lui restent, priant de rejoindre les siens, ou mourir, en finir avec ce supplice de n'attendre rien. On la voit qui se déhanche pour apercevoir un morceau de côte, un caillou de l'île maudite. En vain.
Le passeur parle. Trop peut-être. Il cherche à rassurer. Bombe le torse de celui qui sait, mais dans ses yeux on ne lit que l'effroi, il a frôlé l'enfer. Il raconte que des couples se forment, des ennemis d'hier se parlent à nouveau, on chante et on rit parfois. Zephira ne le croit pas, elle refuse d'y aller. Quitter sa mère et son père, et Alexis, le petit frère espéré si longtemps.
Elle ne veut pas errer au milieu des moitiés d'hommes, elle est si peu atteinte, une seule marque au bras. Zephira tire sur sa manche et la santé lui revient, avec le rose aux pommettes et les yeux brillants de malice. Elle est à nouveau une adolescente pétrie d'espérance, la vie devant elle qui roucoule, les rires, les danses et l'amour. Le travail aussi, elle est d'une famille laborieuse où l'on expose avec orgueil le cal de ses mains et les ongles effrités.
Partir. Pour aller où. Elle jette un regard sur son sac, pathétique appel d'un ailleurs incertain.
Elle sait qu'elle ne pourra pas serrer sa mère une dernière fois ni embrasser Alexis, il ne comprendra pas, ils sont si complices dans leurs jeux d'enfant. Mais elle n'a pas le droit, elle ne fait déjà plus partie des siens.
Zephira s'imagine sur les routes, une proie, une moins que rien. La jeune fille est fière, comme son père, elle ne veut pas devenir la honte de sa famille, elle se doit d'honorer les âmes de ses ancêtres. Elle se redresse, ravale ses larmes comme le font les gens d'ici dans le chagrin et le deuil.
Certaines pensées moins nobles l'assaillent. L'espoir de voir débarquer ses parents sur l'île maudite, un jour. Ils la rejoindraient et ils seraient à nouveau heureux. Bien vite, elle se reproche ses espoirs inavouables. Alexis a besoin d'eux, il doit vivre en pleine santé et chéri, il est encore si petit. Elle écarte un sanglot à l'image du garçon bouclé au sourire d'ange.
La cloche du passeur a tinté. C'est l'heure. Elle attrape le sac et ferme doucement la porte de la maison.
Sans un dernier regard vers ce qui fut sa vie d'avant.

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En hommage à tous les lépreux de l'île de Spinalonga jusqu'en 1957.

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