Sommeil paradoxal

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
Le doute la fait avoir du mal à se l’expliquer.
Sa journée commençait normalement. Elle est allée au bureau hier. Le genre de boulot où la bureaucratie n’atteint pas son paroxysme. Une carrière assaisonnée de choses qui la distrayaient et la relevaient depuis le début. Sur tous les plans, y compris celui professionnel, elle aimait être sur le fil du rasoir : « Vaut mieux faire d’une pierre deux coups ». En réalité, elle se trouvait parmi les milliards de personnes à faire du télétravail le lendemain.
Des milliards de voix prient le monde « Restez chez vous. Sauvez des vies ! ». Des milliers de voix nient « Vous cherchiez en vain à me persuader, je n’y renoncerai pas ! ».
L’atmosphère lui semblait raréfiée...
Dès son plus jeune âge, on lui disait qu’elle était une enfant douée et intelligente. Elle est tombée sur la tête et une dizaine d’années plus tard, elle se trouvait dans une situation si délicate lors des disputes. Atteinte de bégaiement, elle parle haut et fort, mais pas clairement. Lorsqu’elle se défend, un sort de colère l’entoure, le sang qui bouillonne dans ses veines et qui augmente sa fréquence cardiaque. Elle est à court d’idées, d’arguments. Sans y avoir pensé, les consonnes de ses mots restent coincées dans sa gorge et les syllabes se répètent à la rigueur quatre ou cinq fois avant que les mots soient entièrement prononcés.
Douée, elle doit en convenir ici. Douée d’adaptabilité. Pour intelligente, c’est une autre affaire. Comme le temps passait, c’était l’intelligence émotionnelle qui la caractérisait. Elle raisonnait avec le désespoir qui serre et qui broie le cœur. Le désespoir de la séparation, de l’inconnu. L’esprit jeté dans la perplexité. Mais qu’est-ce qu’elle était totale, l’obscurité. Leurs têtes blanches comme un linge, les larmes remplacent les sourires, le souffle coupé à chaque son des sirènes. Et le bruit... L’éternel embouteillage cache son visage dans ses mains, c’est le murmure de la nuit qui domine même dans la journée.
Pour tout faire arrêter, est-ce que le plus rebelle, mécontent ou désobéissant enfant qui a osé fièrement à se révolter contre toute forme de pouvoir, celle de son sous-ordre, de sa famille, du réseau trophique, de l’être humain ? Voyons, qu’est-ce qui lui a pris ?
Prenant des proportions démesurées chaque jour, l’enfant grandit à un rythme alarmant. Têtu, le pouvoir le rend sourd et aveugle. Son appétit, sera-t-il satisfait bientôt ? Sera-t-il un jour satisfait ? Et si après, des nouveaux désirs venaient le réveiller ? Qu’il est méchant de n’avoir pas prêté l'oreille aux rires sincères des enfants et de leurs parents, grands-parents, arrière-grands-parents... De n’avoir pas jeté un œil aux plus beaux sourires des jeunes mariés, nouveaux parents et grands-parents, nouveaux arrivants dans des entreprises, nouveaux champions du monde...
Les bébés lui auraient appris à rire, à faire le bien. Les ados lui auraient enseigné à faire la grasse matinée, les nouveaux arrivants lui auraient montré comment il était agréable de faire le pont et les champions d’aujourd’hui lui auraient aidé à progresser après avoir fait chou blanc hier. Contrairement à ce qu’il semblerait, certes, il rit intérieurement. Il se moque de tous, quoi ! Il brûle d’impatience de voir la nature humaine souffrir jusqu’à s’en tirer les cheveux. Or, son plan minutieusement pensé menait à séparer les personnes, les unes des autres, les distancer physiquement. Jamais de la pensée !
Il a plongé le monde entier dans le malheur. Il l’avait prévu. Il l’avait cherché...
« Suis-je dans le noir ? »
Elle pensait être en mesure de tout expliquer.
Elle se tient sur ses gardes. À la télé, on parle de plusieurs cas de pneumonies qui s’avèrent à provenir d’un virus de souche inconnue. Subitement, l’humanité est mise à mal avec un coup de Trafalgar dont mots-clés : distanciation sociale, super-propagateurs, confinement, attestation de déplacement, immunité, vaccin. Des nouveaux bilans, sortant jour après jour, font peur.
Une forme de fatalisme qui ne la caractérisait pas. Mais pourquoi cette fois-ci elle tremblait comme une feuille ? Elle ressentait beaucoup de tristesse, des larmes coulaient sur ses joues. Drapeaux en berne, sirènes.
Un, deux, trois jours... quatre, cinq, six semaines qui s’écoulent...encore sept, huit, neuf mois à passer.
On ne s’imaginait pas l’envergure. Comme si 33 ans plus tard, on assiste au remake de Cours des choses, cette fois-ci un long-métrage dont acteur principal est l’être humain.
Elle se faisait des plans pour ce mois de mai : célébrer l’amour sur les plages bretonnes, entourées par la Manche et l’océan Atlantique. Son trésor l’attendait affichant un sourire figé. Au fil des quatre années passées ensemble, pas mal d’épisodes qui n’étaient qu’une débâcle de sentiments. Lors de leurs disputes, elle devenait méchante. Pour le convaincre de son amour, elle devait sortir le grand jeu. Pourtant, rien ne change en elle et il saura toujours qu’il sera le seul à faire valser son cœur.
À l’idée de le revoir, elle aurait trouvé un moyen d’y arriver. Un air d’une folle, suspicieuse ambition pour le rencontrer. Et si elle saisissait sa chance. Dans la vie, on peut faire grand grâce au seul enthousiasme. « On peut tout faire ! » s’en assura-t-elle.
« Ai-je les yeux fermés ? »
Il faut avoir les pieds sur terre : on se trouve dans l’ère du numérique et des progrès médicaux et technologiques. On témoigne le potentiel gigantesque des imprimantes 3d, de la technologie 5G. La beauté immortelle dicte la médecine anti-âge, l’e-santé nous tend les bras. À présent, la science perd la tête et le Méchant se joue de nous. Irréel ! Trompeur et faux ! Et si on vit la réalité comme expérience, c’est une vision effarante.
La pensée s’envole vers les anges gardiens dont les mains bénies guérissent la douleur et dont les grands yeux étincellent humides et brillants. Ils ne cèdent pas, ils manquent de sommeil et détraquent leur horloge interne. « Il faut gagner en dextérité et lutter avec les mêmes armes que l’ennemi. » se disent-ils.
Envoyons leurs des sourires plus que des fleurs. Gardons la distance. Portons des masques. Prenons soin peu importe si on porte des gants ou si on se lave les mains.
« Peut-être les deux. »
La tête lui tournait, le cœur lui battait. L’histoire cousue de fil blanc.
Son regard s’assombrit, il est fatigué, le front est chaud. La mine épanouie, ridée, le teint livide. Il a les paupières tombantes, des valises sous les yeux ; le nez crochu, les lèvres pâles et grosses qui cachent des dents acérées. Des grimaces grotesques s’affichent lorsqu’il regarde dans le vide. Hier, il nous a montré les dents, aujourd’hui, il lève ses yeux vers le ciel. Sa fièvre redouble. Les nerfs ne le soutinrent plus, il s’effondra. Trop tard pour battre en retraite.
Le vent soufflait si dru ce soir-là et les branches poussaient ferme sur le toit. D’un coup, il a commencé à pleuvoir des cordes.
« Brr ! Qu’il fait froid ». Le seul bruit qu’on entend, c’est le tic-tac de sa montre. Un robinet mal fermé étouffe son glouglou.
Elle place la lampe afin d’avoir la lumière du bon côté. Elle se lève et jette le mouchoir dans un coin de la chambre. Elle sent le besoin de prendre l’air.
Depuis belles lurettes, faisait-elle un cauchemar... ?