Soliloque d'un Contaminé

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Dans tous les cas, ma vie fut sombre : de ma naissance à mon trépas. La fatigue des épreuves de cette ingrate existence, de cette difficile condition humaine... Je suis épuisé. Mon corps est défaillant depuis des lunes. Le visage en blouse blanche avec les mains constamment gantées, portant un masque de protection toujours perché sur son nez, avait annoncé à ma femme en larmes, que je souffrais. Mes oreilles l’entendirent lui dire que je ne m’en sortirais pas. Que je suis contaminé. Que le virus en moi avait fait son nid. Que mes poumons se sont affaissés. Que la toux grognant dans ma gorge avait provoqué mes difficultés respiratoires. Que ma maladie avait été importée. Qu’elle vient de loin. Qu’elle vient de... la Chine. Que son nom... Je l’ai vaguement entendu. J’avais du mal à respirer. J’avais la gorge en feu. La toux, les maux de tête, le nez enrhumé, la fièvre grimpante, la fatigue dans les articulations, dans les muscles. J’avais besoin de me reposer. J’avais sommeil et j’ai voulu dormir. J’ai fermé les yeux sans même savoir que c’était la fin. Mais, quand je voulus les rouvrir, je me retrouvai au chevet de... ma mort. J’étais tout près d’une fosse. J’étais parmi une foule pâle, une foule sombre. Des yeux en pleurs, des âmes chagrinées par une tristesse insondable, indicible, accablante et lourde. Dans l’antre de la fosse sombre, hanté par mes péchés, une chaleur forte et brûlante. Je vis un corps emmailloté... Je vis le mien, tout emballé dans du blanc. Une chair pâle et frêle ensevelit, drapée dans un linceul, posée délicatement dans la double profondeur d’un trou à la fois béant et restreint, un trou rectangulaire, à la taille du corps couché sur le coté. Quand mes yeux reprirent leurs errements sur les visages tristement amarrés autour de la fosse, je vis ma femme, ma fille, mes parents, mes amis, mes ennemis, des inconnus, des ingrats. Dans cette foule compacte, je découvris un visage, un regard droit. Je détournai mes yeux de ce visage. Les autres avaient leurs yeux rivés sur la fosse, sur mon corps mort, pâle et frêle. Des gouttelettes de larmes se mirent à tomber du ciel. Des larmes brûlantes comme la braise, comme des étincelles d’un feu follet. Les gouttelettes de larmes tombaient éparses dans l’antre de ma fosse et me brûlaient. À l’autre rive de la fosse, l’imam était entouré de quelques talibés. Je n’entendais rien de ce qu’ils disaient. Je voyais le remuement de leurs lèvres. Bientôt, je compris, qu’ils priaient. Mais, pour qui priaient-ils ? Je voulais une réponse. Je me tournai vers le visage amarré près de moi. Je lui parlai. Cependant, il parut ne rien entendre. Je criai. J’hurlai. Hélas ! Il n’entendait rien. L’imam lisait le Coran. Les talibés, la foule présente, tous écoutaient, tous étaient d’un calme triste... Ils prirent leur temps dans la prière. Je commençais à avoir chaud. Le soleil était aussi en larmes. Ses rayons tombaient et leur chaleur coulait, se faufilait et entrait dans le creux de ma fosse. Soudainement, je me surpris à avoir chaud. Une sueur insoupçonnable se mit à couler sur mon front, sur mes tempes. Les rayons brûlaient. Je vis brusquement un soupçon de brume s’élevé de la terre : la fosse éructait de la fumerolle. Bientôt, il eut du feu. La fumée s’irrita et une forte flamme s’empara de mon corps couché dans le creux profond du trou glouton. Le feu me prit tout d’un coup. Je brûlais littéralement. La flamme me monta des pieds à la tête, mes entrailles, mon esprit... Je me mis à courir dans tous les sens, hurlant, criant. Je voulais de l’aide, je voulais qu’on éteigne cette flamme qui me brûlait, sans scrupule. Je m’approchai de ma mère, près de ses oreilles, je me mis à crier. Je voulus la toucher. Mais, rien. Je ne pus la toucher. Elle ne put m’entendre. Je me retournai vers mon père. Insensible lui aussi. Je courus vers ma femme. Elle ne pouvait cesser de pleurer. Dès que j’arrivai près d’elle, je la vis s’écrouler. Elle s’était évanouie. Je continuai vers ma fille. Aussitôt près d’elle, je ressayai à nouveau. Je voulus prendre sa main. Je pus la toucher. Elle se retourna vers moi. Son regard, mon regard. Nous nous fixâmes longuement. Je lui parlai. Je lui demandai de l’aide. Je lui montrai la bassine d’eau posée derrière la foule. Je voulais qu’elle la prenne et qu’elle verse le contenu sur la flamme qui me rôtissait sans me tuer... J’étais déjà mort. Mais, ce fut peine perdue. Ma fille s’ahurit et courut vers sa mère qui venait de s’écrouler. Quelques jeunes gens la prirent et la conduisirent un peu loin de la fosse. Elle avait besoin d’air. Je voulus aller vers elle, mais je ne pus. Je ne pouvais point aller plus loin. J’étais à jamais attaché à cette fosse dans laquelle se trouvait mon corps. Je suais. Je brûlais.
Bientôt, deux jeunes gens descendirent de ma fosse. Ils se mirent à poser des dalles froides et grises. Ils posèrent la première, la seconde, la troisième, la quatrième, la cinquième... Les dalles montaient impitoyablement. Indubitablement, elles recouvrirent mes pieds jusqu’à ma tête. La dernière qu’ils posèrent, pleine et lourde, finit par me plonger dans les ténèbres de ma solitude. Cependant, malgré les dalles, entre les interstices, quelques filets de lumières parvenaient à rentrer. Le soleil continuait à se faire sentir dans la fosse recouverte de dalles. Mais, cela ne dura point. Bientôt, une avalanche de sable déboulant sur les dalles. De la terre jetées par des pèles irrespectueuses. La terre tomba sur moi et referma toutes les petites issues. Je ne voyais que ténèbres, je ne voyais que l’ombre, j’étais seul. Dans ma tombe. Dans la nasse de mon malheur. La terre tomba longtemps sur moi, comme pour contenir la hantise de ma mort. Les quintaux de terre tombèrent, sans scrupule sur les dalles, qui peinaient à supporter leur poids, qui se fracassèrent sur ma dépouille. Le trou devint davantage restreint ; mon corps s’étouffait : je ne pouvais point déployer mes bras dans la fosse. J’étais camisolé, tenaillé par des tiraillements bréhaignes d’un linceul anhydre, imparable et implacable, étrennant mon corps. Le sable emplit ma tombe. Ma fosse devint étroite, comprimée par une forte chaleur. Il me parut être dans une chaudière : le temps était infernal. J’étais longuement resté couché sur le coté. Des démangeaisons, je les ressentais. Je voulus me retourner sur l’autre coté. Je voulus gesticuler. Je voulus me mouvoir, m’en fuir, me dérober de cette étroitesse d’un caveau invivable, même pour un mort. Mais, hélas ! Bientôt, mon corps se mit à gonfler anormalement. Je ressentis les lacérations de ma chair, les picotements d’une horde de vermines souterraines. Elles entrèrent en moi, elles me dévoraient, elles me déchiraient, elles me mordaient. Je voulus sortir de cette tombe. J’émis le vœu d’être incinéré afin que mon corps ne puisse point servir de déjeuner à cette horde de vermines qui ne faisait que me bouffer. Mais, ce fut d’avance peine perdue. Les hommes m’avaient déjà enterré. J’étais dans l’ombre de ma solitude, dans le noir de ma tombe, de la mort. Je me résignai... Je m’abandonnai à cet enfer souterrain, ardant, obscure, ténébreux lorsque tout d’un coup, je ressentis une main. Elle me touchait discrètement, puis je le sentais brutal. Elle me secouait. Elle me tirait par la peau. Je regimbai, je tentai de m’accrocher à une des dalles qui s’était écroulée dans ma fosse. Mais, la main ne démordit point. Elle me tirait toujours. Bientôt, deux mains. Elles me secouaient. Elles me pincèrent et je sursautai. Dès que je rouvris les yeux, dans le flou insondable dû à un réveil brusque, je redécouvris le visage figé de l’infirmière, le nez caché derrière un masque de protection, des mains gantées, tenant dans l’une deux comprimés et dans l’autre, un verre d’eau.
— C’est l’heure de vos médicaments, me dit-elle.
— C’est de la chloroquine. Ça te fera du bien, me rassura ma femme, amarrée près de mon lit...