Solide

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Célia. 23 ans. Écrivaine et réalisatrice en herbe. Finaliste Prix des Jeunes Ecritures AUF RFI 2020 Membre du jury du Prix du Roman des étudiants France Culture - Télérama 2018

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. J'ai trop dormi. La petite tape contre le carreau. J'ai l'habitude. Je vais ouvrir les volets. Il pleut. Tant mieux. La petite arrête de taper. Elle me regarde. Ça me met mal à l'aise.

Je vais faire de la purée Mousline parce qu'elle aime ça et que de toute façon je n'ai rien d'autre. Si elle en a trop, je finirai son assiette. Sauf si elle la fait tomber et qu'elle en met partout. Alors je me fâcherai, je lui crierai dessus en lui demandant pourquoi elle fait toujours tomber son assiette de purée Mousline sur la moquette. Et puis elle ne me répondra pas. Elle me regardera et elle ne dira rien. Parce qu'elle ne parle pas, ma fille. J'ai une fille qui ne parle pas. Je ne sais pas pourquoi et je ne le saurai sans doute jamais. Elle ne dit rien. Quand elle joue, elle ne dit rien. Quand elle pleure, elle ne dit rien. C'est agaçant comme pas possible, et en même temps je me dis que c'est mieux comme ça. Un jour, je l'ai punie. Je lui ai dit qu'elle ne mangerait pas tant qu'elle ne parlerait pas. Au bout de deux jours, j'ai laissé tomber. Ça n'aurait pas marché. Je suis face à un petit corps qui bouge et qui bouffe mais un petit corps sans voix. 

J'ai oublié de racheter des tests de grossesse. Depuis que j'ai couché avec ce mec, j'en fais un tous les matins. Par précaution. Ce mec n'est pas mon mec, c'est juste un mec. On m'appelle. Un dimanche matin. Je décroche, c'est Marine. Elle veut venir chez moi. Je ne comprends pas pourquoi. Personne ne vient chez moi. Ce n'est même pas chez moi. Elle s'inquiète, elle veut savoir comment je vais parce que je n'étais pas au cours hier. Je lui réponds que tout va bien, que je serai là demain sans faute, qu'elle ne peut pas venir chez moi aujourd'hui, impossible. Et je raccroche. 

Marine, c'est ma prof de danse. Je n'ai pas mon Bac mais je fais de la danse depuis que j'ai cinq ans. Marine, c'est la seule personne avec qui je peux parler sans avoir l'impression d'être cinglée. Elle a une sorte de tic facial. Sa lèvre inférieure se barre vers la gauche. Ou bien c'est son menton. Les autres, ça les énerve, alors ils font en sorte de ne pas trop la regarder, même quand elle leur parle. Moi, je m'en fiche. Ça ne me dérange pas. J'oublie toujours à quel point elle est grande et mince. À chaque fois que je la vois, ça me surprend à nouveau. Je vais au studio quatre fois par semaine pour m'entrainer. Plus je travaille, plus je me sens légère, mon corps s'intègre à la musique. Souvent, à la fin d'un cours, Marine pose sa main sur mon épaule et me dit : « Tu es très solide. » Étrangement, sa phrase me trouble. Moi, j'ai plutôt l'impression que mes os se dissolvent et que je deviens de plus en plus flexible. Comme si je devenais, disons, un courant d'eau. On parle beaucoup du rapport à la terre, au sol. Quels sont les appuis qui t'élèvent et ceux qui t'enfoncent. Un jour elle m'a dit : « Viens, on va faire cours dans la forêt. » Et on a dansé pieds nus dans l'argile. C'était fou. Je me souviens encore de la douceur de la terre sur ma peau. Là-bas, sous les arbres, le temps d'une respiration, je retrouvais mon corps. 

Quand je raccroche, la petite pousse des cris. Parfois, elle braille comme ça, et la seule manière de la calmer c'est de l'emmener dehors. J'ai l'habitude. On sort sous la pluie. Le manège est fermé. On marche jusqu'au port. Je sais qu'elle aime regarder les bateaux, ça l'apaise. Je vais lui acheter une glace. Moi, je n'en prends pas, ça me brûle l'estomac. On s'assoit sous la tonnelle. Il ne fait pas si froid. La petite mange sa glace en m'observant. Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais pas si je dois lui dire quelque chose. L'assurance dans son regard me déroute. Elle paraît plus grande tout à coup. Ses jambes se balancent en rythme sous la chaise. Je repense à un air sur lequel je danse souvent. 

C'est l'heure. Ces week-ends passent trop vite et trop lentement à la fois. Deux tickets de bus, vers la banlieue sud. On passe dans la petite cour bétonnée. Deux gosses nous croisent et nous disent bonjour. À l'accueil, la femme, toujours la même, me demande de remplir un document, toujours le même. La petite est dans mes bras. Elle tire sur mon tee-shirt, derrière ma nuque, et met sa main dans mon dos. C'est doux. On reste là, on attend qu'il vienne. J'aimerais pouvoir attendre un peu plus longtemps. Il arrive du fond du couloir. Je lui donne la petite. Elle accroche mon tee-shirt, puis le lâche. Il me dit : « À dans deux semaines, samedi, 9 heures. » Ça me fait bizarre de voir la petite dans les bras d'un homme.

Je rentre à pieds. Les mouettes s'excitent au-dessus de ma tête. Quand j'étais petite, elles me faisaient peur. Maintenant, je crois que je n'ai plus peur de rien. Je n'arrive plus à avoir peur. Quelque chose ne tourne pas rond. Les mouettes, elles, font des ronds dans les nuages. Marine me dirait que je suis moins bête que les mouettes. Et je sourirais. 

Chez moi, ça sent la moquette sale et la sueur d'enfant. J'ouvre la fenêtre, il ne pleut plus. Je vais me coucher sans manger. Merde, j'ai oublié de fermer les volets. Tant pis. Le noir arrivera. Il faut que je dorme. Je ne dors pas assez. 
Demain, je danse.

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