Simon

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je me sens lourd. Pesé. Recroquevillé contre le lit. Mon corps se vide de ma conscience. Je m'étouffe et je sens que la peur me submerge comme un tsunami. Ma bouche est pleine. Ma langue est ligotée, cimentée dans mon palais. Les mots tournoient dans ma tête, ils résonnent comme un clairon jusqu'à l'épuisement de ma force. Ma voix se brise en mille sons et se perd comme la lumière dans les méandres d'une grotte.
Réveille-toi, me chuchote Simon. D'un geste délicat, il soulève ma tête. Je sursaute, le front dévalé par la sueur. Qu'est-ce que tu as pour gronder si fort, pourquoi fais-tu tous ces mouvements de la tête au pied, insiste-t-il d'une voix rassurante. Les yeux ouverts, étendu de tout mon corps, je sens mon souffle me revenir. Car si lui ne sait pas, je viens d'être libéré du pire cauchemar. Un endroit sans issu, qui défie les lois de la physique, où tout se rapproche et s'étire, avec des êtres horribles. Un endroit où on élève sa voix pour au final n'être perceptible qu'à soi-même. Un endroit où courir ne sert à rien. J'ai senti toute la pesanteur me maintenir implacablement au lit.
Il mit sa main sous mon nez pour voir si je respire encore, J'ai les yeux ouverts mais je suis encore loin de pouvoir lui répondre. Les bruits sur la table me font penser qu'il cherche quelque chose, certainement son vieux flash. D'un clic, il fait disparaitre l'obscurité de la chambre. Se tournant vers moi, j'ai senti l'inquiétude dans son regard. Je lui dis « je veux sortir» Surpris de ma réponse, il se tourne vers l'horloge et dit, paisiblement, il est 2 hres du matin c'est trop tôt.
Le chant des coqs claironne l'arrivée imminente des lueurs du soleil. Il enfile sa chemise, part dans les champs. Je suis entre sommeil et réveil, chatouillé par l’atmosphère un peu froid, emmailloté dans le drap, je m'accroche très fort à mon oreiller. La clameur des chiens finit par m'arracher du lit, je glisse mon regard par la fenêtre, c'est une magnifique cour ornée d'un parterre d'arbre.
Cette cour, je la connais depuis enfant et je me rappelle de chaque détail. La saison des fruits nous ravit autant que les jeux. Notre football, c'est ici, sous les arbres. Les ballons sont faits de capote, de fil et d'un bas. Quitte à jouer toute la journée, avec pour répit les petites chamailleries, les petites blessures. Propre ou Fatigué. On s'en donne à cœur joie.
J'entends le cliquetis de la porte de la maison d'à côté, c'est un entrepôt de vivre et de fruits. Vite, je compris que je devais plus être rapide que mes cousines. La bonne odeur des figues qui exhalait depuis déjà deux jours, ne nous laissait pas indifférent. Il faut aller les savourer et chanter nos contentements.
Mon grand-père est un vieil homme fidèle à lui-même. Un tempérament ardent comme le soleil, mais c'est un homme étonnamment bon. Il est un peu solitaire. Il vit avec ses regrets, ses attentes. Il se plaint souvent de sa solitude d'une manière très particulière « bef nwè pa grandi nan mitan bef blan ». Sa façon très singulière de désapprouver des gens était une chose incroyable. Des regards désapprobateurs tels des éclairs de mépris. On ne pouvait pas le comprendre, mais moi, si ! Je suppose qu'il m'aimait plus pour ce trait, mon visage ne trahit pas mes pensées. Pour lui, vaut mieux un faux-mensonge qu'une fausse-vérité ; vaut mieux qu'on se trompe sur le mal, que se tromper sur le bon. Mais que dis-je, c'est tout naturel, on aime le vrai, le beau et le bon. Il prenait toujours soin de plier des bouts de papiers griffonner de quelques mots comme s'il jouait à la loterie. Il aime qu'on ne lui pose pas de question, qu'on ne le fixe pas des yeux.
Au sein de nous, il s'isole comme l'arbre du Ténéré. Rien qu'à voir son visage pour comprendre que son âme errait partout en peine. Après tout chacun de nous a quelque chose qu'il ne peut pas étouffer et qui le fait pleurer de douleur. Pour comprendre les détails déchirants de sa solitude, il faut connaitre l'histoire, une histoire bien plus ancienne, qui remonte à son enfance.
Ils étaient deux frères, vivaient très bien avec leur père, mon arrière-grand-père. Un jour, à leur grande surprise, leur père a annoncé qu'il ne pourrait plus les envoyer à l'école, qu'il fallait que l'un reste à la maison, l'aider à prendre soin des animaux et l'accompagner aux champs. La décision est inconcevable. Brutale pour ces deux inséparables.
Le glas a sonné. Mon arrière-grand-père a choisi Simon pour continuer l'école, Denver, lui, va rester. Ce dernier ne pouvait pas contenir ses pleurs. Simon lui aussi ne pouvait pas supporter l'angoisse. Cette décision semble détruire leur complicité. Il n'a pas fallu longtemps pour trouver une solution non moins douloureuse. Libérer, sans flétrir l'autorité de leur père. Simon expliqua que c'est lui le plus âgé, c'est à lui de rester. Il le fait pour Dever, il abandonne l'école. Il se sacrifie.
Les années ont passé. Leur père est mort, ils doivent dorénavant se conformer à leur vie. Vivre, chacun de leur côté. Simon continuait sa vie dans les champs, travaillait sous un soleil brulant. Regrette-t-il sa décision de laisser l'école au profit de son frère ? Peut-être ! la seule chose à dire, il l'aime comme son âme. A la naissance de sa fille, sa première née. Il appelle « Neg pam », comme il savait l'appeler, tu es le parrain de ma fille. Une marque de plus pour sceller cette rarissime fraternité.
Dever tombe subitement malade ; hypertendu, ça tout le monde le savait. Mais c'est plus compliqué. La nouvelle de sa mort affecta profondément Simon. Après tout, c'était son unique frère, le seul ami qu'il connaissait depuis enfant. C'était son complice, son compère. Alors il se sent seul, bourré de tristesse. Il savait toujours le protéger dans les moments difficiles. Il est trompé par un ennemi invisible, impitoyable. Alors le visage étreint par l'angoisse, il pleure amèrement. Il n'y a pas de doute, c'est la première fois qu'on le vit pleurer. Lui qui devait être si fort pourquoi il se ratatine dans son chagrin ?
Ses petits-enfants lui apportent une énergie folle, la lumière revient dans ses yeux. Tout dans ses gestes démontrait une certaine affection. Il ne revient pas du jardin sans nous apporter quelque chose. Parfois des fruits, de la canne à sucre, ou notre breuvage préféré, le jus de canne. Tous les soirs qu'il le pouvait, sous les arbres, on s'asseyait autour de lui pour entendre ses histoires, les une plus cocasses que les autres. On écoutait tous ces récits magiques qui trifouillaient notre imagination candide. Il arrive, parfois, qu'il fait ses numéros de danse. Il nous fait casser la mâchoire de rire. On dirait que sa vie n'attendait que nous pour reprendre sa chaleur. Simon, il est comme ça. Il ne peut pas vivre sans aimer, sans porter le fardeau des êtres qu'il affectionne. C'est sa mission ! Il a un instinct de protecteur.
Un jour, la nièce qu'il aimait le plus, va lui tatouer une peine, dure à effacer. Les propos scandaleux élargissaient une plaie déjà trop grande, le plongeant dans le noir. Elle l'a traité de voleur ! Lui, voleur ? Paysan de son état, ne jurant que par la rectitude de sa conduite, garant de l'honneur de sa famille. Lui qui a déménagé son bonheur au profit des autres. Pourquoi tant d'ingratitudes ?
Le chagrin ne dessèche pas que les os, il tue l'énergie de la vie. Tue le pouvoir du rire. Désagrège le cerveau et nous laisse en un ramassis d'inepties. Son cœur n'a plus de porte, il se consume tel un fourneau qui ne laisse pas échapper la chaleur. Je le regarde dans les yeux, il est abimé dans ses pensées.
Le visage corrodé par le désespoir, il rumine sa vie, son existence filandreuse. Au terme d'une petite discussion pour une clôture, sa tension artérielle explose. Crise. Avc. Il est paralysé. Les yeux enfoncés, remplis d'innocence, ruisselants de larmes. Je sens son martyr.
Est-il dans le noir ou a-t-il les yeux fermés ? les deux !